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Christian Lanza, le polar comme rémission aux abus des prêtres

A 72 ans, cet enseignant charismatique à la retraite publie «Le Loup blanc et le Diable», fiction prenante où il épingle les prêtres qui ont souillé son adolescence

ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandredmdff

Quand vient l’été, le loup sort de sa tanière. Toute une vie, Christian Lanza s’est tu. Il a bataillé sur d’autres champs, professeur de français et de latin à Genève, au Cycle d’orientation de la Florence, entraîneur des juniors du Servette FC. Dans ces deux rôles, il ensoleillait. Mais un jour de 2020, ça lui est revenu. Il lit un article sur le procès de prêtres abuseurs. Et il se revoit, à la rentrée 1961, dans ce dortoir d’un collège catholique genevois. Abbondio et Odette, des parents adorables mais désarmés par ses manières de petit caïd du quartier, se sont résolus, sur le conseil du curé, à confier son instruction à de bons pères.

Il se revoit donc gamin, debout sur le lit dans son box, cherchant à voir qui occupe le compartiment d’à côté. Un geôlier en soutane, mine ravagée par le gros rouge, le harponne et lui assène, entre la mâchoire et la tempe, un coup de poing. «Ça t’apprendra à faire le mariole.»

Gavroche de Genève

Ce soir-là, Christian découvre la haine. Quelques semaines plus tard, le directeur de l’établissement le convoque dans son bureau. Il l’étreint. Le gamin, qui a du répondant et du muscle, le repousse. L’abbé s’offusque de tant d’ingratitude et lui annonce son renvoi. Le Gavroche de Genève lui rit au nez. Si ça devait arriver, ses parents seraient informés de sa tentative.

A la lecture du journal, c’est cette adolescence souillée qui remonte. Et avec elle, les figures de camarades moins résistants que lui, des enfants de 12-13 ans soumis aux doigts turpides de deux pervers, prêcheurs du dimanche. Est-ce alors une colère volcanique parce que longtemps enfouie? Un dégoût devant l’impunité dont ont joui les agresseurs? Un remords de n’avoir pas pu défendre ses copains? «L’article a tout réveillé, explique Christian Lanza. Je ne pouvais plus me taire. J’ai cherché une forme pour raconter l’effroi de cette période où je me suis formé. J’ai opté pour le thriller, un genre que j’aime.»

Le Loup blanc et le Diable (Ed. Favre), qui connaît depuis sa sortie au printemps un sacré succès en Suisse romande, surgit de ces catacombes. Jérôme Achard, enseignant à la retraite, renoue avec cinq pensionnaires d’internat, soixante ans après la fin d’un cursus en forme de calvaire. Ils ont fait leur vie, mais ils sont hantés par trois crimes affreux ayant entraîné la mort de deux abbés et d’une jeune fille. Ces meurtres n’ont jamais été élucidés. Mais Jean-Marie, l’organisateur de ces retrouvailles, a des révélations à faire.

Le polar et son hémoglobine comme catharsis. Christian Lanza vous accueille au bistrot dans une bouffée de rire, heureux de vous retrouver – l’auteur de ces lignes l’a eu comme professeur, un privilège. Sa moustache de Gaulois a blanchi, notre Vercingétorix a vieilli, mais il défie toujours Jules César. Son visage s’est arrondi, comme si la tendresse de l’enfance l’avait rattrapé. Sa voix d’opéra est celle qui lisait en latin la Guerre des Gaules avec ardeur et solennité.

Cet homme a changé la vie de ses élèves. Grande gueule, il libérait la parole de ses protégés; desperado sur sa Kawasaki 750 cm³, il imposait le respect; chef de troupe, il couvait les fragiles, inculquant une discipline de spartiate à tous. Il était écorché. Des révoltes remontaient à l’improviste contre ceux qu’il soupçonnait d’imposture. Aujourd’hui, ses lecteurs et ses lectrices savent d’où elles viennent.

Le loup blanc, c’est lui. Scout, il s’est vu attribuer ce totem par un abbé. Depuis, ce double rêvé ne l’a jamais quitté. Chargé par le FC Servette de détecter les talents de demain dans les clubs de la région, il a longtemps été considéré comme un prédateur par les responsables des autres équipes. «Ils m’appelaient le loup blanc, sourit Christian Lanza. On me reprochait de piller la concurrence, sans voir que ça pouvait être une chance pour ces gamins.»

Ce roman poignant, qu’il a écrit à toute vitesse deux fois – une manipulation malheureuse a effacé la première version! –, est le miroir de sa jeunesse et un exorcisme. «Jamais nous ne parlions de ce que subissaient certains de nos camarades. Personne n’aurait osé. La honte nous muselait. Mon meilleur ami de l’époque a lu le livre. Il m’a appelé et m’a dit, après un silence, que chaque week-end, quand nous rentrions chez nous et qu’il restait au pensionnat, il subissait l’abus d’un prêtre. Il ne m’en avait jamais parlé.»

«Un trompe-la-mort»

Son fils, Nicolas, a découvert lui aussi l’histoire de son père. «Je ne pensais pas publier. C’est mon ami, le journaliste Jean-Philippe Rapp, qui a apporté le manuscrit à Sophie Rossier, directrice aux Editions Favre. Depuis que le livre est sorti, j’ai reçu un tombereau de lettres incroyables. Des gens qui témoignent des abus dont ils ont été victimes. Mon portable n’arrête pas de vibrer. Je ne sais pas comment répondre.»

De cette jeunesse blessée, Christian Lanza veut sauvegarder la grâce: la fraternité des mômes, l’enseignement lumineux d’un abbé qui lui a fait lire Albert Camus et lui a transmis l’amour de la littérature, ses soirées à dévorer Victor Hugo et Dostoïevski. Au bistrot, son rire est bravache: «Quatre cancers, dont le dernier du pancréas, une crise cardiaque: je suis un trompe-la-mort. Mais sur le ring, j’ai senti l’urgence, c’est pour cette raison que j’ai écrit. Pour me libérer d’un poids! J’ai toujours la rage de vivre, pour mes deux petits-fils, pour écrire encore, pour le Servette aussi.» Le loup s’est adouci, mais il protège toujours sa meute.

«Je ne pouvais plus me taire. J’ai cherché une forme pour raconter l’effroi de cette période. J’ai opté pour le thriller, un genre que j’aime»

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2022-06-24T07:00:00.0000000Z

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