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«Do you speak finance?»

ALFREDO PIACENTINI, DECALIA AM

Et si le nouvel impérialisme, contrairement à l'approche guerrière que tente encore de pratiquer Vladimir Poutine, était avant tout celui de la culture et de la langue? Que ce soit dans les forums internationaux ou les couloirs des banques genevoises, l'anglais s'est aujourd'hui imposé comme plus grand dénominateur commun, une sorte d'espéranto de la finance – et de bien d'autres domaines. Au risque pour celles et ceux qui le maîtrisent mal, ou avec un accent étranger trop prononcé, de perdre en crédibilité et en puissance de message. Combien de non-anglophones ont ainsi vu leurs bons arguments balayés, pour cause d'expression maladroite, face à des poncifs ou autres lieux communs énoncés en anglais parfait?

La langue semble même protéger contre des vicissitudes financières. A l'heure où l'inflation marque enfin le pas et que la plupart des banquiers centraux entrevoient la fin du resserrement monétaire, le Royaume-Uni fait figure à part. Sur le plan des indicateurs conjoncturels, sa situation peut même être qualifiée de franchement préoccupante. Et pourtant, il est loin de subir les pressions (sur les spreads de crédit ou la devise) qu'ont pu connaître des pays dits «de la périphérie européenne», comme l'Italie ou la Grèce. Difficile de ne pas penser que sa langue, et donc son lien privilégié avec les Etats-Unis, lui serve de bouclier financier. «Je ne pourrais pas rencontrer un ami plus proche et un plus grand allié», s'est récemment exclamé Joe Biden, en visite officielle à Londres.

Compétence linguistique et puissance économique

Par ailleurs, les compétences linguistiques vont de pair avec la puissance économique. Selon le classement publié en février dernier par Statista, basé sur les estimations du site spécialisé Ethnologue, l'anglais était en 2022 toujours la langue la plus parlée au monde – avec 1,45 milliard de locuteurs. Devançant le chinois mandarin (1,12 milliard) puis, loin derrière, l'hindi (602 millions), l'espagnol (548 millions) et le français (274 millions). Une cartographie connexe, montrant le niveau de maîtrise de la langue anglaise au sein du continent européen (selon les scores obtenus au test EF SET), donne clairement avantage aux pays nordiques: Pays-Bas, Autriche, Norvège, Danemark et Belgique trustent en effet les cinq premiers rangs.

Sortons un instant de la sphère financière, pour aborder celles des sciences. Là aussi, l'anglais est devenu prépondérant, pour ne pas dire hégémonique, au fil des décennies. Si Albert Einstein a pu écrire en allemand et Marie Curie – bien sûr – en français, quelque 90% des publications majeures sont aujourd'hui faites en anglais. Un ratio qui se situait plutôt aux alentours de 50% dans les années 1950 selon Michael Gordin, historien à l'Université de Princeton. Et si l'on remonte à la fin du XIXe siècle, l'anglais, le français et l'allemand étaient alors d'importance équivalente dans le domaine scientifique.

A l’horizon de cinq ou dix ans, ce sont peut-être des services d’interprétariat simultané qui deviendront possibles

Le déclin de l'allemand en particulier serait lié, sur fond des Première et Deuxième Guerres mondiales, à des efforts des alliés pour atténuer l'influence des universités allemandes et autrichiennes, puis à un exode de nombreux scientifiques vers les Etats-Unis ou le Royaume-Uni.

Une bonne communication entre chercheurs, comme entre spécialistes économico-financiers, constitue bien sûr la clé de voûte du progrès. Mais l'adoption d'une langue unique n'est pour autant pas dénuée de risques. Dans un article d'octobre 2022 consacré à l'anglais en tant que langue des sciences, la société de traduction AbroadLink pointe comme conséquence, peut-être la plus importante, «la perte de la richesse des données consignées», relevant qu'«une personne qui n'écrit pas dans sa langue maternelle n'a pas la même capacité à exprimer et à retranscrire ses idées». Gageons que nombre d'entre nous, sauf peut-être la jeune génération qui a été biberonnée à l'anglais, se reconnaîtront dans ces propos. Quant aux locuteurs natifs, ils sont pour leur part «contraints de simplifier et de rendre leurs textes plus faciles à comprendre». Bref, «la communication est privilégiée au détriment de la précision».

Solution technologique

Autre conséquence, toujours selon la même source: «Certaines personnes ayant un grand potentiel scientifique sont reléguées au second plan […] du fait qu'elles ne maîtrisent pas l'anglais». De manière analogique, sur les grandes chaînes TV de la finance, un intervenant d'origine anglo-saxonne sera non seulement probablement plus fréquemment invité mais tendra aussi à dominer les débats face à un confrère moins à l'aise dans la langue de Shakespeare. Sans compter qu'on peut vite tomber dans la caricature ou une forme de discrimination liée à l'origine ou à l'accent, qui porte le (pas très doux) nom de glottophobie.

Il n'est donc pas surprenant que les (trop rares!) universités renommées et situées hors des Etats-Unis et du Royaume-Uni se soient largement mises à l'anglais. Attirer ainsi des étudiants mais aussi des professeurs est désormais indispensable pour s'assurer – et faire perdurer – un rayonnement international. Les grandes écoles françaises, en perte de vitesse à l'étranger, en savent quelque chose. Et la question de la langue participe certainement aussi, même si les causes sont bien plus larges, de la position de plus en plus affaiblie de la zone euro sur la scène géopolitique planétaire.

Un développement susceptible à nos yeux de renverser la vapeur réside dans l'intelligence artificielle (IA). Si cette dernière fait l'objet depuis quelques mois d'un engouement médiatique et boursier que nous pourrions qualifier d'exagéré, au point d'en oublier que l'intelligence humaine reste aux commandes et que les sociétés phares du moment ne seront probablement pas les véritables gagnants sur la durée, elle n'en reste pas moins formidablement efficace pour effectuer des traductions de qualité, rapidement et à bas prix.

A l'horizon de cinq ou dix ans, ce sont peut-être des services d'interprétariat simultané qui deviendront possibles, assurant à tous les intervenants une place équivalente dans les débats, quelle que soit leur langue d'origine. Deepl, pour ne citer que cet outil, a déjà beaucoup aidé à une meilleure égalité devant l'écrit. Reste désormais à établir l'égalité devant la parole. A quand des visioconférences avec traduction simultanée assurée par l'IA?

Lundi Finance

fr-ch

2023-07-24T07:00:00.0000000Z

2023-07-24T07:00:00.0000000Z

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