Le Temps epaper

Depeche Mode à Berne, histoire d’une résurrection et de frères ennemis

Désormais réduit à un duo, l’immense navire «synthpop» compte ses fantômes sur «Memento Mori», 15e album endeuillé, et lors d’une nouvelle tournée mondiale qui passe par la Suisse ce dimanche. Ses deux leaders y apprennent à faire connaissance

DAVID BRUN-LAMBERT @brun_lambert

C’était il y a un an. A l’annonce de la mort d’Andrew «Fletch» Fletcher, membre fondateur de Depeche Mode, on pensait que c’en était fini de l’une des plus glorieuses entreprises pop britanniques. Avec ses quatre décennies de carrière au compteur et plusieurs albums capitaux, on se disait que Dave Gahan et Martin Gore, ultimes rescapés d’une aventure commencée en 1980 dans un bled de l’est londonien, pouvaient bien raccrocher les gants, sereins. Mais non. Rechignant à la retraite, ils publiaient fin mars le rugueux Memento Mori et engageaient une tournée mondiale, laissant l’évidence éclater: depuis trente ans au moins, «DM» c’est d’abord le tête-à-tête pudique de ces deux types opposés en tout – allure, énergie, sensibilité, aussi.

Des duos emblématiques

On pourrait raconter une histoire du rock par ses duos phares, potes «à la vie, à la mort» ou ennemis jurés sur scène comme à la ville. De la paire-prototype Lennon-McCartney aux frérots-labaston Gallagher (Oasis, donc), ces couples plus ou moins assortis ont contribué à construire beaucoup des mythologies pop dans lesquelles nous baignons encore. A cette liste de paires créatives plus ou moins en autocombustion, il faut nécessairement inclure Dave Gahan et Martin Gore. Durant quatre décennies, le premier a chanté les mots du second comme s’ils étaient les siens. Durant une éternité, le second a chroniqué les tourments du premier, se rangeant – forcé – derrière lui, sur scène ou durant les shootings. Toutefois, depuis au moins A Broken Frame (1982), l’un et l’autre ont consacré une énergie colossale à éviter de se retrouver un jour seuls nez à nez. Qu’y aurait-il eu à redouter à plonger dans les yeux de l’autre? On l’ignore.

Se parler, enfin

A la suite du départ d’Alan Wilder en 1995 dans un contexte dramatique fait de burn-out et de dépendances généralisées, «Fletch» devint ainsi le trait d’union entre deux types infichus de se côtoyer dans la vie, mais pourtant capable de souffrir ensemble par titres interposés – le tube Walking in My Shoes, notamment. Le groupe ainsi réduit à trois individualités, on fit beaucoup pour dissimuler la distance qui s’était creusée entre ses chefs. En tournée, on renonça au minimalisme qui avait valu jusqu’à Songs of Faith and Devotion (1993) pour farcir la scène de musiciens additionnels. «DM» perdait de son efficacité, ressemblait maintenant à n’importe quel autre blockbuster pop, mais au moins le cordon sanitaire entre Gahan et Gore était-il préservé. Et durant les décennies qui allaient suivre, alors que ces garçons publiaient à intervalles réguliers des albums souvent convaincants (Ultra, 1997; Exciter, 2001, etc.), l’apport d’Andrew Fletcher se dégradait jusqu’à se résumer à la seule fonction de messager. Mais maintenant qu’il n’est plus là, que faire? Se parler enfin, ou bien laisser Depeche Mode disparaître?

«Pendant la confection de Memento Mori, Martin m’a dit: «C’est étrange, j’ai l’impression de retrouver un vieux frère que j’aurais perdu de vue depuis longtemps», expliquait Dave Gahan lors de la conférence de presse donnée à Berlin en octobre 2022, en préambule à la parution de ce 15e album, concluant: «Il nous a fallu communiquer à nouveau et je pense que ça a marqué ce disque.» Composée durant le confinement, Memento Mori est cette oeuvre noir corbeau, tranchante sans être tout à fait poignante, et qu’on peut lire comme une tentative de dialogue entre deux étrangers forcés au face-àface.

Un parfait étranger

Que faire de Depeche Mode maintenant? En creux, c’est la question qui traverse ces 12 nouvelles chansons. Que faire de ce

«Il nous a fallu communiquer de nouveau et je pense que ça a marqué ce disque» DAVE GAHAN, DEPECHE MODE

navire devenu trop grand, trop lourd, bref encombrant, maintenant que tout a été gagné: succès global, hits monumentaux, admiration totale, honneurs en pagaille et jusqu’à une intronisation tardive – mais combien jouissive quand on sait à quel point les conservateurs du rock ont haï «DM» et ses synthés – au Rock’n’Roll Hall of Fame.

Sexagénaires et pères de famille rangés, Gahan et Gore ont fait le choix de tenir et d’avancer. Memento Mori les voit chercher à dépasser leur rivalité, sans trop savoir par où commencer. En manque d’intimité, sans idées nouvelles, on les y observe qui tentent de renouer avec l’esthétique oraculaire qui les a autrefois rendus indispensables. Bourdonnements analogiques, beats indus, mélodies solennelles, riffs bluesy et noir et blanc saturé signé Anton Corbijn, collaborateur du gang depuis plus de trentecinq ans: pas de doute, on est bien chez «DM». Pourtant quelque chose, une fougue peut-être, manque à cette volonté d’avancer en «vieux frères». Peut-être,

entre eux, y a-t-il trop à oublier pour parvenir à se rapprocher. «Mon étranger préféré/Se tient dans mon miroir/Met des mots dans ma bouche/Tous cassés et amers», chante Dave Gahan dans

My Favorite Stranger, parmi les réussites de ce nouveau disque, poursuivant: «Un parfait étranger/Se tient là où je me tiens/ Laisse le crime dans mon sillage/ Et du sang sur mes mains.»

■ Depeche Mode, Memento Mori (Columbia/Sony Music).

En concert à Berne, Stade de Suisse, dimanche 11 juin à 19h.

La Une

fr-ch

2023-06-06T07:00:00.0000000Z

2023-06-06T07:00:00.0000000Z

https://letemps.pressreader.com/article/281848647994678

Le Temps SA