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Rita Ackermann et ses jeunes filles à Lugano

Au MASI (Museo d’arte della Svizzera italiana), l’artiste d’origine hongroise révèle et cache le féminin en le baignant dans la couleur

ÉLÉONORE SULSER @eleonoresulser Rita Ackermann – Hidden, MASI, Lugano, jusqu’au 13 août.

C’est l’histoire d’une jeune artiste hongroise (1968) qui débarque à New York en 1992 avec un diplôme des Beaux-Arts de Budapest, des yeux en amande et l’intention d’étudier la sculpture et la peinture dans la ville qui ne dort jamais.

Mais très vite, Rita Ackermann, dont le MASI de Lugano propose une première rétrospective, quitte son école et rejoint les artistes, puis les galeries newyorkaises. Elle se met – comme en témoignent ses Sketchbook Drawings (1993-1996) – à dessiner avec passion des jeunes femmes aux corps tout juste formés, des jeunes femmes aux grands yeux en amande.

La matière révèle et recouvre

Ces créatures de papier, connaissent bien l’histoire de l’art et du cinéma, comme le montrent les références récurrentes – Gauguin, Picabia, le cinéaste Harmony Korine ou le Peter Brook de Sa Majesté des mouches – qui parsèment les dessins et les tableaux de Rita Ackermann. Ses jeunes filles ne s’en livrent pas moins à des jeux dangereux: on les voit fumer, boire, se droguer… Etre perverties par des substances délétères, victimes aussi d’une érotisation trouble, ou encore enfermées et assignées à des tâches ménagères, If I Was a Maid, Can I Clean Your

Flat? (1994). Le témoignage de Moi, Christiane F., droguée et prostituée, ce best-seller des années 1980 adapté à l’écran, est aussi, dit l’artiste, une source d’inspiration.

Mais le contexte auquel Rita Ackermann confronte ses jeunes filles n’est pas la seule source de troubles. La peinture, de larges traits violemment colorés, vient leur disputer l’espace; la matière qui les révèle dans certaines toiles, vient ailleurs les recouvrir, les étouffer, les cacher, les protéger aussi. C’est l’incroyable série des Mama (2018-2023), grands tableaux carrés extrêmement dynamiques qui, à la manière énergique et lyrique d’un De Kooning, parcourent et recouvrent à vive allure la toile dessinée. On devine encore les silhouettes aux grands yeux, esquissées au trait noir, enfouies dans une couleur d’autant plus intense que l’artiste fabrique elle-même ses coloris. Son bleu électrique, presque pur pigment, est terriblement fragile, explique Chiara Ottavi qui, avec Tobia Bezzola assure le commissariat de l’exposition.

«Quoi de plus corrupteur que la guerre?» semblent demander les dernières toiles, ces War Drawings, présentées pour la première fois à l’occasion de l’exposition, sur lesquelles des chars d’assaut et des mitraillettes rejoignent les jeunes filles pas sages. Sur ces toiles de lin brutes, le jaune pâle domine et recouvre d’une lumière froide l’enfance dévastée. Sur ces toiles, le fantôme d’une grille de cahier d’écolière rend encore plus poignant le destin de la jeunesse perdue.

Culture

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2023-06-06T07:00:00.0000000Z

2023-06-06T07:00:00.0000000Z

https://letemps.pressreader.com/article/281840058060086

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