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Une «Norma» nimbée de rais de lumière à l’Opéra de Lausanne

Stefano Poda joue la carte de l’abstraction et privilégie une approche esthétique pour mettre en scène le célèbre chef-d’oeuvre de Bellini. Sous l’influx théâtral de Diego Fasolis, la distribution séduit sans atteindre les cimes espérées

JULIAN SYKES @jul_sykes Norma, Opéra de Lausanne, jusqu’au 14 juin.

«Je suis la coupable», confesse la grande prêtresse Norma en présence du peuple gaulois, et c’est à la suite de cet aveu que l’action bascule à la fin de l’opéra de Vincenzo Bellini (1801-1835). Celle qui incarnait la vertu et le droit chemin à la tête de la tribu des druides a trahi les siens. La prêtresse s’en va crânement vers son destin, prête à être immolée au bûcher, après un duo final poignant avec son amant Pollione – l’un des plus beaux moments de toute cette tragédie lyrique qu’est Norma.

Le pardon dans le châtiment, l’aveu plus fort que le mensonge: tels sont quelques thèmes qui jalonnent l’opéra de Bellini. A Lausanne, Stefano Poda a choisi de camper l’action dans un espace symbolique. Une certaine abstraction nimbe le spectacle très beau esthétiquement, magnifié par un superbe travail sur les lumières. Certes, on pourra rester réfractaire à cet esthétisme, trouver cela superflu et vain (notamment les enfants de Norma jouant avec des lettres de l’alphabet dans une scène…), mais l’action terriblement statique de l’oeuvre est un obstacle pour tout metteur en scène.

Quelques idées, comme celle de mettre dos à dos Norma et Adalgisa à la manière d’une mise en miroir – elles finissent par devenir «amies» et presque soeurs dans leur destinée face au séducteur Pollione – illustrent bien les rapports entre les protagonistes. L’ambivalence des sentiments, le tiraillement entre amour et raison, loyauté et trahison, le choix irréconciliable entre une religion et une autre, ces éléments se lisent aisément au-delà de la relative abstraction de ce théâtre-là.

Une chaste déesse fautive

L’action se situe dans un grand décor symbolique, derrière des cloisons vitrées mobiles pourvues de carreaux métalliques; le peuple gaulois est comme encagé derrière ces cloisons que Norma va déchirer au dernier acte. Le traitement des lumières, qui évoque un peu Bob Wilson, colore l’action psychologique. On passe de différentes nuances de gris à des reflets bleutés et des reflets ambrés, la scène par moments inondée d’un blanc aveuglant! Le sol noir brillant met en lumière les reflets des protagonistes – parfois couchés au sol comme accablés par le destin. Le fameux rituel de Norma au premier acte (Casta diva) emprunte à quelque art martial oriental… Il y a un côté chic et kitsch – et aussi des artifices pour faire apparaître Pollione sorti d’une trappe souterraine.

Le blanc et le noir s’opposent comme deux faces d’une même médaille autour d’un triangle amoureux (Norma, Adalgisa, Pollione). Les prêtres et druidesses gaulois sont vêtus de tenues blanches immaculées, les Romains de tuniques noires. L’arbre sacré des Gaulois (un tronc blanc suspendu dans le vide, comme dépossédé de son feuillage en hiver et pourvu de longues racines) s’oppose au temple romain (une réplique du fameux Panthéon à Rome). Quelle religion choisir? semble dire la mise en scène. Norma troque sa longue tenue blanche pour du noir à l’acte 2, et Adalgisa inversement. Elle semble

Le blanc et le noir s’opposent comme deux faces d’une même médaille autour d’un triangle amoureux

être passée du côté des forces obscures, mais en avouant publiquement sa faute et en assumant les conséquences, elle s’affranchit du joug des Gaulois et des Romains, accompagnée du pauvre Pollione.

Un orchestre vif et coloré

L’influx théâtral vient de la fosse. Le chef tessinois dirige avec élan, esprit, les cordes tantôt drues, tantôt enveloppantes. Les bois fruités de l’Orchestre de chambre de Lausanne illuminent la partition. Les voix masculines sont à la hauteur de l’enjeu, avec un Pollione (Paolo Fanale) au timbre plein, sain, vaillant, homogène et une immense basse profonde (Nicolai Elsberg à la stature imposante en Oroveso). Francesca Dotto (Norma), au beau timbre corsé au demeurant, présente un mélange de qualités et de défauts. Il n’est pas facile de forger cette souveraineté de la ligne et cette longueur de souffle qui distinguent les plus grandes cantatrices… Le chant est un peu hérissé par endroits, les vocalises manquant d’agilité, l’aigu se parant de stridences, Diego Fasolis variant le tempo pour accommoder la chanteuse (la fin de la première scène). Mais lorsque Norma entrevoit l’idée de tuer ses enfants, son chant est infiniment sensible, nuancé, ponctué d’accents éplorés, et elle sait darder des aigus vengeurs dans la dernière partie de l’opéra. Du reste, le médium devient toujours plus chaud au fur et à mesure de la représentation, et le duo final avec Pollione est de toute beauté.

Lucia Cirillo campe du mieux qu’elle peut son personnage d’Adalgisa, inquiète, soucieuse. La voix, d’une couleur très proche de celle de Francesca Dotto, manque un peu de densité charnelle, mais les lignes sont très bien conduites. On apprécie la jeune Eléonore Gagey bien chantante en Clotilde, et Jean Miannay en Flavio. Si l’approche de ce fleuron du bel canto est assez conceptuelle, le jeu d’acteurs un peu sommaire (Paolo Fanale ne sachant trop que faire), la beauté visuelle l’emporte. La fin de l’opéra laisse entrevoir une lueur d’espoir – un disque solaire à la place de la lune druidique, les deux enfants réfugiés dans les bras de leurs parents – plutôt qu’une mort brutale et impitoyable.

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2023-06-06T07:00:00.0000000Z

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