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«Carmen», façon François Gremaud, ravit Vidy

Mercredi, le public s’est levé pour la chanteuse Rosemary Standley qui, malgré une blessure à la cheville, a raconté et chanté avec esprit le célèbre opéra de Bizet. Le spectacle est à l’affiche du théâtre lausannois jusqu’au 11 juin

MARIE-PIERRE GENECAND

Ça y est, c’est fait! Désormais, Phèdre, Giselle et Carmen sont soeurs jumelles. Ou en tout cas, soeurs de destin, grâce à François Gremaud qui aime trop l’art pour être chagrin. Depuis mercredi soir, ces trois hits féminins ont chacun leur ange gardien (et leur ponctuation qui les distingue de l’original).

Après Romain Daroles qui, dans Phèdre!, a raconté la tragédie de Racine façon soap pour la plus grande joie des adolescents, après Samantha van Wissen qui, dans Giselle…, a parcouru le ballet romantique de son pied dansant, Rosemary Standley, chanteuse des groupes Moriarty et Birds on a Wire, a conquis le public de Vidy-Lausanne en restituant le chef-d’oeuvre de Bizet dans un mélange de récit pimenté et de chant velouté. Standing ovation à la première de Carmen., un spectacle encore jeune qui doit gagner de l’assise théâtrale. Côté chant et musique, l’envoûtement est total.

Un quintet alerte

C’est que Rosemary Standley n’est pas seule en scène. Comme pour Giselle.., un quintette réunissant flûte, violon, accordéon, harpe et saxophone, accompagne la star du soir et lui donne de l’aplomb. Jolie complicité entre ces jeunes musiciennes, qui reprennent les thèmes de l’opéra adaptés par le compositeur Luca Antignani, et la diva qui relate la genèse de l’oeuvre et interprète tous ses airs, féminins comme masculins.

On peut sans peine voir dans les cinq concertistes les cigarières de Mérimée qui soutiennent Carmen dans son combat pour la liberté. De fait, Rosemary Standley, mezzo-soprano qui a suivi ses classes lyriques auprès de Sylvie Sullé à Paris, a vite pris le large pour devenir une chanteuse de country et de bluesrock avec le groupe Moriarty.

Des libertés, François Gremaud en prend aussi plusieurs dans sa restitution facétieuse de l’opéra-comique de Bizet, créé (dans la douleur) le 3 mars 1875. Déjà, il truffe son texte de jeux de mots corsés, comme «manger des ramen en car», pour recomposer Carmen (si, si). Surtout, il pose un regard amusé sur les personnages, à commencer par l’amour fusionnel que Don José, le fameux brigadier, entretient avec sa mère restée dans son village de Navarre. Ou relève avec humour les paroles d’origine du livret qui proposaient d’«aller en voiture manger des fritures» devenues le beaucoup plus hispanisant «Près des remparts de Séville/chez mon ami Lillas Pastia/j’irai danser la séguedille/et boire du Manzanilla», de la célèbre séguedille.

Le gai savoir

Mais, comme à son habitude, ce qui frappe surtout, c’est l’érudition de François Gremaud et sa passion pour son objet d’étude. Avant d’entamer le récit proprement dit, l’auteur retrace la naissance de l’opéra-comique, un genre né de la querelle entre Français et Italiens pour occuper le terrain du théâtre dès le XVIIe siècle parisien. Cette page d’histoire n’est pas la plus facile à négocier pour la chanteuse, qui doit encore trouver le ton, à la fois taquin et animé de l’intérieur, de cette reconstitution.

En revanche, Rosemary Standley excelle dans les face-à-face virtuoses de cet opéra dont tous les airs sont des tubes que le public chantonne en silence ou avec ardeur quand il s’agit de Toréador. Elle rend à merveille, par exemple, le si beau duo «Là-bas, là-bas dans la montagne» lorsque Carmen dit à Don José que s’il l’aimait vraiment, il déserterait de l’armée pour la suivre chez les contrebandiers.

A ce moment, la chanteuse n’est ni Carmen, ni Don José, au sens qu’elle n’incarne pas les personnages, mais elle les présente, les dispose devant nous avec un joli ballet de bras et de tête de l’un à l’autre. Et surtout, elle les chante avec grâce, alternant sans effort la partition ténor de Don José et celle, mezzo-soprano, de Carmen. De la même manière, Rosemary Standley maîtrise les airs de basse de Zuniga, le lieutenant des dragons qui la drague et la met en prison.

La prison, réelle et mentale

La prison. C’est un thème fort dans Carmen. La vraie prison, déjà, que la cigarière rejoint parce qu’elle a marqué une croix de saint André sur la joue d’une camarade. Mais aussi la prison mentale ou sociale imposée aux femmes de l’époque de Bizet. C’est grâce à lui, dit François Gremaud, que Carmen est une telle rebelle. Dans la nouvelle de Mérimée dont se sont inspirés les librettistes de l’opéra, l’héroïne est moins affirmée.

D’ailleurs, les critiques du XIXe ont peu apprécié le profil affranchi de la Carmen lyrique et l’ont traitée de sorcière au lendemain de la première. Alors que, techniquement et tragiquement, relève François Gremaud, Carmen a été victime d’un féminicide. Point.

A ce moment, on rit moins. D’autant que de récents féminicides, entre Vaud et Genève, ont rappelé cette terrible réalité. Mais le nuage ne dure pas et la musique remet le coeur à l’endroit. C’est peu dire que le public de Vidy a été conquis. Mercredi, il a applaudi debout et longtemps les interprètes de cet enchantement. Et, comme un cadeau ne vient jamais seul, Vidy programme ces jours les trois soeurs jumelles en parallèle.

■ Carmen., jusqu’au 11 juin. Phèdre!, du 2 au 11 juin. Giselle…, du 8 au 11 juin. Intégrale de la trilogie, les 10 et 11 juin. Vidy-Lausanne.

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2023-06-06T07:00:00.0000000Z

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