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Brevet unitaire: la Suisse écartée de la ligue européenne de la recherche

CHRISTOPHE SAAM MANDATAIRE EN BREVET EUROPÉEN

Répétée inlassablement, l’idée que la Suisse est la championne de l’innovation finit par enraciner en nous la conviction que chaque citoyen helvétique aurait hérité d’un gène spécial. Celui-ci nous garantirait une inventivité hors du commun et une propension innée au travail bien fait, nous préservant ainsi des tourments économiques qui accablent nos voisins. Après tout, l’Office suisse des brevets a quand même eu besoin d’engager Albert Einstein comme examinateur, ce qui démontre à quel point l’importance des brevets est reconnue. De fait, ce n’est pas sans raison que la Suisse est première au monde en termes de publications scientifiques et de Prix Nobel par habitant, et deuxième en termes de brevets par habitant (derrière la Corée du Sud). Cependant, en faisant la course en tête, on ne voit plus ceux qui cherchent à nous dépasser. Sommes-nous déjà dans cette situation?

La plus grande menace à l’heure actuelle est l’isolement croissant de la Suisse en matière d’innovation. Suite à l’exclusion des programmes Horizon Europe, Erasmus, et ARM (certification des dispositifs medtechs), la Suisse se retrouve aujourd’hui à l’écart du nouveau brevet unitaire entré en vigueur le 1er juin. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour la place technologique suisse.

Actuellement, la Convention sur le brevet européen régule la procédure de délivrance de la plupart des brevets couvrant l’Europe et la Suisse. Ce système, qui n’est pas lié à l’Union européenne, a fait ses preuves et délivre des brevets qui peuvent être validés au choix dans 39 pays européens, dont la Suisse. Cependant, le brevet européen est loin d’offrir une protection unifiée sur ce vaste territoire. Dès la délivrance, le brevet européen se fragmente en une multitude de brevets nationaux, ce qui signifie que parfois, une même invention peut être librement vendue en France mais bloquée en Allemagne. Pas vraiment idéal pour favoriser la libre circulation des produits au sein de l’Union européenne.

De surcroît, les détenteurs de brevets étaient jusqu’à présent contraints de mener des batailles juridiques contre les contrefacteurs séparément dans chaque pays européen, exposant ainsi les sociétés innovantes à des verdicts différents selon les juridictions tout en nécessitant des ressources considérables.

Pour remédier à ces problèmes, l’Union européenne vient de lancer le brevet unitaire qui offre une protection uniforme dans 17 pays de l’UE, potentiellement davantage à l’avenir. Le coût de maintien est approximativement équivalent à celui d’un brevet européen validé dans quatre pays. Et pour compléter le mécanisme, une juridiction unifiée des brevets peut désormais statuer sur les litiges en la matière avec une seule décision applicable dans tout ce vaste territoire.

Cet accord représente donc un véritable atout pour les entreprises innovantes. D’une part, il réduit les coûts de maintien des brevets et simplifie leur gestion. D’autre part, les actions en justice contre les contrefacteurs peuvent désormais être menées avec une seule procédure centralisée, remplaçant ainsi la navigation à travers de multiples juridictions nationales. De quoi permettre aux tribunaux européens de rivaliser avec les américains pour offrir une protection forte aux entreprises européennes qui innovent.

En étant exclu d’un des principaux accords en matière de brevets, le pays voit son attractivité décliner

Etant hors de l’UE, la Suisse n’a pas pu ratifier cet accord, en sorte que les brevets unitaires ne couvrent pas le territoire helvétique. Les entreprises suisses qui ont besoin de conserver une protection sur leur marché national prioritaire doivent ainsi valider leurs brevets à la fois en Suisse et dans les pays membres de l’accord européen. Et en cas de litige, elles devront aller se battre devant la juridiction unifiée du brevet, avec les coûts et la complexité liés à une procédure à l’étranger.

Le Tribunal fédéral des brevets restera compétent pour tous les contentieux touchant le territoire helvétique, mais la Suisse jouera dorénavant ses matchs importants à l’extérieur.

Hormis ces nouveaux désavantages concurrentiels, le point préoccupant est l’exclusion de la Suisse des organes responsables de la mise en oeuvre de ce nouvel accord. La juridiction unifiée du brevet est en train de recruter des juges et de forger une jurisprudence qui va façonner la manière dont les litiges en matière de propriété intellectuelle seront traités en Europe. Il est profondément regrettable que des décisions qui impacteront l’avenir de l’innovation sur tout le continent soient prises par une juridiction dont la Suisse est écartée.

La Suisse jouit actuellement d’une réputation solide en tant que bastion de la propriété intellectuelle, ce qui lui permet d’attirer des entreprises qui ont besoin de ce cadre juridique favorable. En étant exclue d’un des principaux accords européens en matière de brevets, elle voit son attractivité décliner. Cette situation est préoccupante, car la participation à de tels accords est essentielle pour maintenir une position concurrentielle solide et attirer des investissements dans le domaine de l’innovation.

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2023-06-06T07:00:00.0000000Z

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