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«Nous voulons augmenter nos prix»

Une hausse des tarifs et une numérisation des services: voilà, en substance, ce qui attend les clients de La Poste, annonce son patron, Christian Levrat

PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE BOEGLIN, BERNE ET ANOUCH SEYDTAGHIA @BoeglinP | @Anouch

■ Dans un entretien au «Temps», le socialiste dresse l’état de santé de l’ex-régie fédérale. «Notre principale source de revenu, le courrier, s’érode», s’inquiète-t-il

■ C’est pourquoi il négocie un renchérissement des timbres avec Monsieur Prix. Il veut aussi améliorer le service des colis, et rachète des entreprises technologiques

■ «La suite logique, c’est que chacun décide de la façon dont il reçoit son courrier, de manière numérique, physique ou hybride», dit Christian Levrat

Avec ses 47 000 employés, La Poste reste une entreprise de premier plan. Elle poursuit sa mue, ce qui ne manque pas de soulever des questions touchant au service public. Entretien avec Christian Levrat, président du conseil d’administration, en fonction depuis décembre 2021.

Les taux d’intérêt remontent et votre vache à lait historique PostFinance en profite sans doute. Peut-on s’attendre à la fin des durcissements, telles les hausses de prix des timbres? Ces évolutions n’ont pas grand-chose à voir entre elles. La Poste traverse toujours une transformation radicale, avec la chute des opérations aux guichets et les renchérissements de 3% l’année dernière et probablement cette année. Nous devons compenser ces difficultés. Par exemple, nous avons lancé un programme d’efficience de 100 millions de francs pour les années 2021-2023, et poursuivrons l’effort dans tous les domaines.

Vous êtes en train de nous dire qu’il y aura une nouvelle hausse des tarifs… J’espère que nous pourrons augmenter nos tarifs, nous nous trouvons pour cela en discussion avec Monsieur Prix. Le fait est que plusieurs activités de base (lettres et versements aux guichets) sont en recul depuis des années, et que nous voulons continuer à financer le service public par nos propres moyens. Le système postal a été pensé sans inflation. Or aujourd’hui, l’inflation a l’air de vouloir durer, de se maintenir entre 2 et 5%. Nous devons en tenir compte et sortir des prix fixés politiquement.

Des prix que vous contribuiez à fixer lorsque vous étiez sénateur socialiste… Vous n’êtes plus le même Christian Levrat… Si, je continue à me battre pour maintenir un service public de qualité. Mais l’univers change. Hormis l’inflation, la numérisation le montre bien. Elle modifie en profondeur nos activités, et la loi sur la poste n’y est pas du tout adaptée. Elle a été conçue à l’époque du smartphone 1, c’est dire. Il faut à présent élargir le cadre légal.

Dans quel sens? Prenons l’obligation de livrer le courrier et les journaux avant 12h30. Je me rappelle avoir voté pour cette mesure au parlement. Mais force est de constater que dans la pratique, les journaux devraient certes être livrés tôt le matin, mais qu’il serait préférable de distribuer les colis en fin d’après-midi. La législation doit résoudre ce conflit d’objectifs. Pour cela, nous avons besoin d’une discussion politique.

Le parlement a transmis deux motions au Conseil fédéral pour demander une concurrence plus équitable entre les entreprises publiques et privées. En s’étendant sur le marché libre, La Poste a bousculé pas mal de PME. Est-ce pour vous la fin de la récréation? Le groupe Poste peut vivre avec ces motions. Il évolue depuis longtemps sur le marché libre: 86% des revenus proviennent de domaines concurrentiels. Nous avons besoin de dégager des bénéfices dans d’autres secteurs: les coûts non couverts du service universel – ce que nous sommes obligés de faire sur tout le territoire – s’élèvent à quelque 250 millions par année, alors que la valeur ajoutée tirée du monopole des lettres légères n’arrive qu’à environ 60 millions. Faites le calcul.

Vous vous vantez du fait que votre filiale SwissSign compte 3,7 millions de clients, mais ce sont surtout des clients de La Poste, car vous les forcez tous à s’identifier via SwissSign… On doit identifier nos clients, SwissSign offre une telle solution, il serait absurde de ne pas l’utiliser… Mais 200 autres entreprises emploient aussi ce système.

«Nous avons un rôle capital à jouer dans le numérique»

Mais 200, c’est un chiffre très faible… Sur le plan commercial, cela se développe assez bien, et il y a une utilisation concrète. Mais il est clair que trop peu de particuliers ou d’entreprises utilisent les solutions de SwissSign pour signer du courrier numérique, par exemple, alors que cela permet un gain de rapidité et d’efficacité énorme. On travaille au développement de SwissSign, ce sont aux entreprises d’évaluer les solutions sur le marché et de décider d’opter pour une solution suisse.

Vous attendez sans doute avec beaucoup d’impatience que la Confédération opte pour la solution de SwissSign pour son système d’identité numérique, non? J’espère qu’on y arrivera. Pour l’heure, nous sommes en phase d’évaluation de procédure de consultation. Il faudra voir si le Conseil fédéral veut se baser sur une solution existante ou développer une solution propre. Notre solution répond en grande partie aux exigences pour cette e-ID, et nous pourrons nous adapter à des exigences plus strictes.

Vous développez, de vos propres mots, une solution de e-voting depuis des dizaines d’années. Comment voyez-vous l’avenir? On est ici au coeur du système public, les gens votant aujourd’hui principalement par correspondance. On propose de transférer cette confiance dans le domaine numérique, on a beaucoup investi, on a eu des difficultés, depuis résolues. Le Conseil fédéral nous a autorisés à effectuer une nouvelle vague de tests. Notre nouveau système de vote électronique sera utilisé pour la première fois pour des votations, dans les cantons de Thurgovie, Bâle-Ville et Saint-Gall le 18 juin prochain. Je suis confiant, je pense que l’e-voting sera bientôt ouvert à tous. Pour nous, c’est du service public, ce n’est pas un modèle d’affaires.

Avec un risque important de réputation, non? Il y a des risques, c’est certain. Mais cela fait partie de notre mission, proposer des services à proximité immédiate de l’Etat. Les citoyens font confiance à La Poste depuis 175 ans, nous sommes prédestinés à offrir de telles prestations. C’est la même chose dans le domaine de la santé. La suite logique, c’est de permettre à nos clients de communiquer de manière numérique et certifiée. Le but est que chacun décide de la façon dont il reçoit son courrier, de manière numérique, physique ou hybride. Les grandes entreprises savent le faire, pas les PME, et nous avons un rôle capital à jouer ici.

Vous avez repris, de Swisscom, le dossier électronique du patient et l’identification numérique. Vous reprenez à cet opérateur des activités qu’il juge trop risquées et pas, ou peu, rentables? Non, Swisscom vient du marché des infrastructures, nous des prestations postales. Il est plus logique que nous reprenions ces services, nous développons les prestations aux clients. Mais il est clair que ce ne sont pas des activités forcément rentables et pour lesquelles il y a certains risques.

Ces derniers mois, vous avez racheté une dizaine d’entreprises technologiques en Suisse. Quelle est votre stratégie? On ne fait pas notre marché, on ne cherche pas à créer un portefeuille en espérant qu’une de ces entreprises ait un succès global. Nous ne sommes pas un fonds d’investissement, nous ciblons et acquérons des compétences pour accroître nos services à nos clients. On a besoin de capacité d’archivage sécurisée – c’est le cas de la société Tresorit –, on a des besoins en cybersécurité – il y eut le rachat de Hackknowledge –, on a le besoin de proposer des moyens de communication sécurisés entre des entreprises comme des banques et leurs clients (via la société Unblu)… On assemble ainsi les pièces d’un puzzle pour devenir un vecteur d’informations fiables et sécurisées en Suisse, pour la Suisse.

Ces acquisitions d’entreprises fâchent passablement. Le parlement sonne la charge, des PME déposent des plaintes devant la Commission de la concurrence (Comco). L’heure d’un ralentissement de ces achats? Nous accusons en fait un retard sur notre plan d’investissement. Peu d’entreprises sont en vente à des prix raisonnables, notamment dans le secteur des technologies. En outre, nous prenons très au sérieux les limites posées par le Conseil fédéral. Le corset légal est serré.

Les comptes de La Poste rappellent le discours des finances de la Confédération: on annonce, d’année en année, des vaches maigres, et finalement les résultats positifs s’enchaînent. Vous avez revêtu le même costume que votre ancien adversaire politique Ueli Maurer (ex-ministre des Finances)? Il est vrai que la position de La Poste est relativement solide. Mais c’est trompeur. Notre principale source de revenu, le courrier, s’érode. Depuis 2002, on note une diminution de 40% des lettres et la diminution se poursuit. Nous avons la responsabilité sociale de moderniser le groupe au fur et à mesure, pour garantir l’emploi. Si on ne le fait pas, on s’achemine vers une casse maximale. Prenons le réseau d’offices postaux: son déficit annuel devrait s’aggraver de 100 millions à 400 millions en 2030.

On devine que le modèle des offices postaux traditionnel a vécu… Non, nous voulons maintenir cette présence physique. Au contraire: nous voulons augmenter notre proximité avec la population avec plus de points de contact, que ce soit avec nos automates, les bus CarPostal, voire avec les offices de poste. Nous transformons les offices en centres de services. Reste que si les gens n’y viennent plus, nous n’aurons pas qu’un problème financier, mais aussi de pertinence. Je ne pense pas que la forme actuelle des points de contact restera d’actualité en 2040 et au-delà… Il faut en débattre rapidement avec le monde politique.

«Notre position est relativement solide, mais c’est trompeur»

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