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Quand Kiev joue avec les nerfs de Moscou

Actions ciblées, incursions en territoire russe ou frappes aériennes: depuis plusieurs semaines, Kiev redouble d’efforts pour brouiller les pistes en vue de sa contre-offensive. Lundi, Moscou a affirmé avoir contré une attaque d’envergure

CAMILLE PAGELLA @CamillePagella

GUERRE Alors que le Kremlin a assuré hier avoir repoussé une attaque ukrainienne d’envergure, Kiev continue à entretenir le mystère autour de sa contre-offensive et brouille les pistes. Une stratégie du silence symbolisée par cette vidéo publiée par le Ministère de la défense.

«L’ennemi n’a pas atteint son objectif.» Lundi, le Ministère russe de la défense affirmait avoir repoussé une offensive «d’envergure» ukrainienne près de Velyka Novosilka, à 90 kilomètres de Donetsk dans le Donbass. Sur les images diffusées par le ministère russe, des véhicules blindés ukrainiens sont détruits mais aucun élément ne permet d’identifier le lieu des combats ou les pertes russes. Celles des Ukrainiens seraient lourdes, selon le Kremlin: «Au cours de la journée, 300 soldats ukrainiens, 16 chars, 26 véhicules blindés de combat et 14 autres véhicules ont été détruits dans cette zone.»

En silence

Les Ukrainiens ont revendiqué lundi la prise de terrain aux abords de la ville ravagée de Bakhmout mais continuent d’entretenir le mystère autour de la contre-offensive. Samedi, dans une interview accordée au Wall Street Journal, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, affirmait que son armée était prête, que les préparatifs étaient «terminés». Et qu’il croyait «fermement» à une réussite. Mais au même moment, l’un de ses conseillers, Igor Zhovkva, affirmait au Sunday Times que l’Ukraine manquait toujours d’armes occidentales et de munitions pour lancer cette fameuse contre-offensive.

Puis, dimanche, dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux, le Ministère ukrainien de la défense demandait à ses militaires de garder le silence et précisait qu’il n’y aurait aucune annonce publique à ce sujet. «Words are very unnecessary. They can only do harm» (Les mots sont inutiles. Ils ne peuvent que blesser), tweetait Oleksii Reznikov, le ministre ukrainien de la Défense, reprenant les paroles de la chanson Enjoy The Silence du groupe de rock britannique Depeche Mode. «Au début de 1944, les Alliés ont mené une campagne, Fortitude, qui visait à cacher le lieu de débarquement du D-Day, explique Jean-Marc Rickli, directeur des risques globaux et émergents au Centre de politique de sécurité de Genève. Ils avaient notamment fabriqué des chars gonflables, créé des unités fantômes ou fait fuiter de fausses informations. Les efforts de communication ukrainiens vont dans le même sens: brouiller les pistes.»

Le défi du déminage

Voilà des semaines que les attaques se multiplient dans les territoires contrôlés par l’armée russe. Centres de dépôt de carburant, de munitions, actions de sabotage jusqu’en territoire russe: l’Ukraine veut désorienter son ennemi. «Nous ne sommes pas encore dans ce qui sera l’effort principal de cette contre-offensive, mais toujours dans une phase de préparation entamée il y a trois semaines, décrypte JeanMarc Rickli. L’armée ukrainienne ramollit le terrain, vise des centres logistiques et fait de la reconnaissance. Si une attaque a bien eu lieu dimanche dans le Donbass, comme le soutient l’armée russe, il faut la voir comme une reconnaissance offensive: tester les défenses russes et les obliger à mouvoir leurs forces à certains endroits afin de créer également des faiblesses dans le dispositif russe.»

Sur quelle partie du front les Ukrainiens concentreront-ils leur effort principal? Comme l’été dernier avant sa contre-offensive réussie autour de Kharkiv, l’armée ukrainienne privilégie l’effet de surprise. Cette année, Kiev se retrouvera face à un nouveau défi de taille: le déminage. Car l’armée russe a cette fois eu le temps de se préparer et d’installer des obstacles le long de la ligne de front. Mines ou hérissons tchèques, si les opérations de reconnaissance ukrainiennes permettent à Kiev de découvrir les faiblesses russes, elles serviront aussi à déminer le terrain.

La guerre des supplétifs

En face, Moscou aussi joue la guerre des nerfs. Kiev et d’autres villes ukrainiennes loin du front sont devenues des cibles nocturnes quasi quotidiennes pour les drones kamikazes et missiles russes. Il s’agit d’épuiser la population, mais aussi les stocks antimissiles ukrainiens.

Dans son communiqué de dimanche sur l’attaque de Donetsk, le Ministère russe de la défense s’est attardé sur la présence du chef d’état-major russe et commandant de l’offensive en Ukraine, Valeri Guerassimov dans un «centre de commandement avancé» sur place. Une manière de contrer les attaques du patron de Wagner, Evgueni Prigojine. Le nom de Valeri Guerassimov est revenu maintes fois dans ses dernières interventions contre l’armée russe et son commandement. Lundi encore, il déplorait une percée ukrainienne à Berkhivka, près de Bakhmout. «Les troupes s’enfuient lentement. C’est une honte! Choïgou, Guerassimov, je vous en conjure, venez au front (…) vous pouvez le faire! Et si vous ne pouvez pas, vous mourrez en héros.»

«Les incursions dans la région de Belgorod participent à la stratégie ukrainienne d’écartèlement, d’épuisement du dispositif russe»

JEAN-MARC RICKLI, DIRECTEUR DES RISQUES GLOBAUX ET ÉMERGENTS AU CENTRE DE POLITIQUE DE SÉCURITÉ DE GENÈVE

«Cette cacophonie traduit des tensions à l’interne, détaille Jean-Marc Rickli. Si l’utilisation de supplétifs comme le sont les paramilitaires de Wagner représente des avantages, il y a aussi des inconvénients: ce sont des électrons libres. Et Evgueni Prigojine en est un exemple criant bien que sa ligne rouge est de ne pas critiquer directement Poutine.» Et face à Moscou, les supplétifs ukrainiens harassent également la défense russe dans le but de disperser ses forces. Dans la région frontalière de Belgorod, depuis deux semaines, des forces russes pro-ukrainiennes multiplient les incursions. «Légion liberté de la Russie», un groupe pro-ukrainien présent dans la région, affirmait dans une vidéo publiée dimanche avoir fait des prisonniers qui doivent être remis à Kiev. Lundi, plusieurs radios russes victimes d’un «piratage», ont diffusé un faux discours de Vladimir Poutine faisant état d’une «invasion» ukrainienne.

«Nous sommes dans une situation d’escalade claire et les incursions dans la région de Belgorod participent à la stratégie ukrainienne d’écartèlement, d’épuisement du dispositif de défense russe et de détournement de l’attention, explique Jean-Marc Rickli. Mais, au-delà, cela a aussi un pouvoir symbolique important: qui aurait pu imaginer il y a 10 ans que Moscou devrait combattre des insurgés russes sur son propre territoire et qu’il serait bombardé?» ■

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