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Le droit international peut-il mettre la guerre hors la loi?

ERIC WYLER MAÎTRE DE CONFÉRENCES EN DROIT PUBLIC, UNIVERSITÉ DE PARIS - ASSAS

La guerre en Ukraine invite à reprendre une très ancienne question, celle des relations entre guerre et droit.

Schématiquement, deux conceptions se sont affrontées en Occident dès l’Antiquité. Selon la première, guerre et droit seraient incompatibles, la guerre se fondant sur la loi du plus fort, loi naturelle s’opposant à la loi civile, conventionnelle, présupposant l’entente, la paix, et limitant la loi naturelle. «Le droit se tait quand les armes parlent», dit un adage connu. Selon la seconde, point d’incompatibilité: le droit doit encadrer la guerre en la régulant afin de limiter la violence, à défaut de réussir à en empêcher le déferlement.

C’est ce qu’il a tenté de faire au cours de l’histoire, depuis les doctrines médiévales de la guerre juste jusqu’à la Charte de l’ONU. A partir du XIXe siècle, avec la naissance du «Droit de Genève» et l’oeuvre de la Croix-Rouge, s’imposait la distinction fameuse entre un droit de la guerre (jus ad bellum) et un droit dans la guerre (jus in bello) pour rendre compte de l’existence de règles déterminant tant les conditions d’entrée en guerre, héritage de la guerre juste, que la conduite des hostilités et la protection de certaines catégories de personnes et de biens (le futur droit humanitaire). Cet ordonnancement juridique classique s’est vu déstabilisé en 1945 avec la consécration dans la Charte d’un droit déclarant la guerre à la guerre, un jus contra bellum mettant la guerre hors la loi, renouant ainsi avec la théorie de l’incompatibilité: un droit interdisant même tout usage de la «force» et toute «menace» d’y recourir. Le seul vestige de la guerre juste, l’intervention dite de sécurité collective contre celui qui a troublé la paix ou menacé de le faire, s’est montré doublement défectueux, d’une part parce que les puissances membres permanents du Conseil de sécurité en sont immunes grâce à leur droit de veto – ainsi la Russie put-elle, tout comme les Etats-Unis et le Royaume-Uni en 2003 en Irak, attaquer l’Ukraine sans crainte d’une intervention de sécurité collective –, d’autre part en raison des divergences idéologiques, qui se sont toujours opposées à la prise en commun d’une décision d’intervention contre un Etat non membre permanent (sauf contre l’Irak en 1991).

A ces carences s’ajoute un autre inconvénient: basée sur l’idée d’une solidarité («tous contre un»), la sécurité collective rend immorale toute position de neutralité – en témoigne le malaise helvétique actuel – et, en conséquence, étend potentiellement le nombre de participants aux guerres que, précisément, le droit de la neutralité, lui, restreignait (plus il y a de neutres, moins il y a de belligérants).

On devrait sagement en conclure qu’il ne faut pas trop attendre du droit, chercher la «paix par le droit», comme le voulait le programme idéaliste né de la guerre de sécession et repris après la Grande Guerre; seules les armes et la politique font la paix. A elles seules, les règles juridiques ne parviennent en effet pas à éradiquer la violence guerrière, comme le montrent en particulier les nombreuses violations du droit dans la guerre en Ukraine. Mais leur présence est indispensable pour déterminer qui a transgressé les limites qu’elles tracent et dans quelles circonstances. A cet égard, l’absence d’un droit de la guerre exclut tout débat juridique sur d’éventuelles causes justes ou injustes: tous les torts sont-ils bien du côté de la Russie? L’interdiction a priori de tout usage de la «force» ne laisse notamment aucune possibilité à un Etat victime d’une atteinte dommageable grave de recourir à des représailles armées, pratique licite à certaines conditions jusqu’en 1945. Forme de justice privée, les représailles constituaient une alternative à la déclaration de guerre, un garde-fou permettant de maintenir le conflit dans un cadre bilatéral et répartir les responsabilités. Avec la criminalisation du recours aux armes et du seul coupable désigné (le bouc émissaire), il ne reste aujourd’hui qu’à punir – si on le veut et peut – celui qui, le premier, a pris les armes, quitte à faire «deux poids deux mesures» (punir l’Irak, la Serbie ou la Libye – on l’a voulu et pu –, non les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou la Russie – même si on le veut, on ne le peut).

Il apparaît finalement que des deux conceptions des relations entre guerre et droit évoquées, au contraire de la première qui nie la guerre en la proscrivant, cédant à la croyance idéaliste qu’interdire suffit à éliminer, la seconde a le mérite du réalisme en ce qu’elle assume et affronte la guerre en la régulant, en amont par le droit de la guerre, en aval par le droit dans la guerre, à l’image de la médecine, laquelle n’interdit pas les maladies mais cherche d’abord à en identifier et différencier les causes, pour ensuite lutter efficacement contre elles. ■

Basée sur l’idée d’une solidarité («tous contre un»), la sécurité collective rend immorale toute position de neutralité

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2023-06-06T07:00:00.0000000Z

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