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A Roland-Garros, le jeu de la bonne conduite

Depuis le début de la quinzaine, de nombreuses polémiques ont éclaté sur ce qu’il est possible de faire ou pas. Comme d’autres sports, le tennis s’est barricadé derrière des règles mais elles ne tranchent pas la question de la loi et de la morale

LAURENT FAVRE, PARIS @LaurentFavre

Depuis le début du tournoi, de nombreux incidents liés au comportement des joueurs et joueuses ont défrayé la chronique. En matière d'étiquette, qu'est-il possible de faire ou pas lors d'un match? Contrairement aux règles du tennis, les lignes de la loi et de la morale sont floues.

Sur la terre battue de Roland-Garros, la balle laisse une trace. Il est facile de juger si elle est bonne ou faute. La frontière est moins claire, le jugement moins simple, le verdict moins binaire s’agissant de tout ce que les joueurs font sans leur raquette – parler, changer de côté, s’asseoir, se saluer, communiquer avec le public – et qui participe tout autant de ce qui fait un match de tennis.

Depuis le début de la quinzaine, de nombreux événements ont émaillé le tournoi et défrayé la chronique. A les rassembler, on peine à y voir toujours une logique. D’autant qu’à côté de ces incidents dûment répertoriés, d’autres sont passés inaperçus alors qu’ils étaient tout aussi problématiques.

L’Ukrainienne Marta Kostyuk a été sifflée pour ne pas avoir serré la main de son adversaire Aryna Sabalenka, après sa défaite au premier tour. Un refus jugé comme un manque de fairplay. Kostyuk est Ukrainienne, Sabalenka Biélorusse. Mais la Russe Daria Kasatkina a aussi été sifflée pour ne pas avoir serré la main de l’Ukrainienne Elina Svitolina. Rare athlète russe à avoir affiché son opposition à la guerre en Ukraine, respectée pour cela par Svitolina qui s’en tient cependant à sa position de n’offrir aucune image pouvant illustrer une réconciliation, Daria Kasatkina a «quitté Paris avec un sentiment amer», en incitant le public à «ne pas propager la haine».

De «victime», Aryna Sabalenka, qui avait pris la défense de Kostyuk («elle ne mérite pas ça», avait-elle déclaré) et qui affronte Elina Svitolina

mardi après-midi en quart de finale, est entre-temps devenue «coupable», à mesure que les questions sur son soutien au président Alexandre Loukachenko revenaient avec toujours plus d’insistance. Depuis trois jours, la numéro deux mondiale est dispensée de conférence de presse. C’est contraire à la règle mais la directrice du tournoi, Amélie Mauresmo, a mis en avant le besoin de «préserver sa santé mentale».

Des règles et des failles

La dernière affaire concerne les joueuses de double Sara Sorribes Tormo et Marie Bouzkova, qui se sont qualifiées dimanche pour les quarts de finale après avoir réclamé, et obtenu, la disqualification de leurs adversaires, Miyu Kato et Aldila Sutjiadi, qui menaient 6-1. Après un point, Kato lança un peu trop énergiquement une balle vers une jeune ramasseuse qui regardait ailleurs. Touchée au visage, surprise et choquée, la jeune fille ne put retenir ses larmes.

Sur Twitter, l’ancien joueur Gilles Simon a souhaité une mauvaise nuit à la paire hispano-tchèque. «Quand tu réclames la disqualification de l’adversaire alors que tu n’as même pas vu la balle envoyée. J’ose espérer qu’elles auront un peu de mal à s’endormir ce soir.» De son côté, la Française Alizé Cornet a critiqué une «décision insensée» et assuré les exclues du soutien du players’lounge. Pas Nick Kyrgios, qui estime la faute manifeste et la sanction conforme au règlement. Là encore, la règle contre l’esprit. Eliminée lundi en huitième de finale du simple dames, Sara Sorribes Tormo s’est défendue de tout cynisme. «Les gens qui ont commenté sur les réseaux sociaux n’ont pas vu le match, ditelle. Et ceux qui l’ont vu ignorent qu’en réalité, la balle allait deux fois plus vite que ce qu’il paraissait à la télévision. Sans quoi cette jeune fille n’aurait pas été en état de choc durant vingt minutes.»

Ces polémiques indiquent combien le public est sensible à l’éthique, ou l’étiquette pour éviter d’employer les grands mots, une façon de faire non écrite qui gravite autour de la règle. Comme d’autres sports, le tennis a multiplié ces dernières années les règlements et les codes, pensant se préserver des débordements en tous genres.

Il en a résulté un code de conduite que Yannick Noah juge «trop rigide» car empêchant les joueurs de créer une relation avec le public. «On leur coupe le sifflet», regrette le vainqueur de l’édition 1983, selon qui «personne ne vient [lui] parler du retour de service de McEnroe. C’est toujours: «John, il gueulait, il cassait les raquettes.» Certains l’adoraient, d’autres le détestaient mais ça faisait une atmosphère.»

«Au joueur de s’adapter»

Mais le tennis reste ce jeu où l’on insiste sur le point faible de l’adversaire. Ou du règlement. Les joueurs modernes ne cassent plus les raquettes, ils cassent le jeu, par l’appel au soigneur ou la pause toilette, deux situations qui autorisent une interruption de jeu de trois minutes à la fin d’un set. Exceptionnelles au début de leur instauration, elles sont devenues deux armes tactiques, l’équivalent d’un challenge, dont celui qui perd use sans vergogne. Ainsi, lors de son deuxième tour (vainqueur) face à Stan Wawrinka, l’Australien Thanasi Kokkinakis a quitté le court après la perte du premier set. «C’est vraiment fait pour casser le rythme du match, regrette Noah. Or, le rythme du match, c’est essentiel.»

«C’est vraiment fait pour casser le rythme du match. Or, le rythme est essentiel» YANNICK NOAH, EX-JOUEUR DE TENNIS

«Je peux comprendre les sifflets mais je trouve le public sévère»

Le public tente également d’agir sur le rythme du match, pour peu qu’il penche nettement en faveur d’un joueur. Hué tout au long de son match du deuxième tour contre le Français Arthur Rinderknech, l’Américain Taylor Fritz a eu le tort de répondre, doigt ostensiblement posé sur la bouche après sa victoire. Le geste déclencha une émeute, et une nouvelle polémique à propos de ce que doit être un public de tennis.

Ce que l’on nomme pudiquement «une ambiance de Coupe Davis» est-elle compatible avec l’esprit d’un Grand Chelem? En fait, cela dépend des lieux. C’est la norme à l’US Open, fréquent à Melbourne (Rinderknech l’a vécue à ses dépens en 2022 contre l’Australien Popyrin), impensable à Wimbledon (en 2019, le public du Centre Court afficha clairement sa préférence pour Roger Federer mais ne siffla pas Novak Djokovic). Roland-Garros cherche sa place, partagé entre l’usage et la tradition, la règle et l’étiquette.

«Je peux comprendre les sifflets mais je trouve le public sévère, juge Guy Forget, ancien directeur de Roland-Garros. Il y a beaucoup de frustrations actuellement dans notre pays, et dans d’autres, et on ressent bien qu’il y a de l’électricité dans l’air. Mais c’est toujours au joueur de le sentir et de s’adapter.»

A Roland-Garros, tout est ainsi un peu flou. Seules les lignes sont nettes.

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2023-06-06T07:00:00.0000000Z

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