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Aminata Dicko la «Sahélienne» met des mots sur l’enfer des Maliens

Depuis qu’elle est intervenue devant le Conseil de sécurité, cette jeune Malienne de 37 ans, menacée de mort, n’ose plus rentrer chez elle. Elle mène son combat en faveur des droits humains, notamment à Genève «Le Mali, je l’ai vraiment dans la peau. Ce s

STÉPHANE BUSSARD t @StephaneBussard

«Diffamation, calomnie et haute trahison.» Depuis qu’elle est intervenue devant le Conseil de sécurité de l’ONU à New York par visioconférence à partir du siège de la force onusienne Minusma à Bamako sur invitation de la présidence japonaise le 27 janvier dernier, Aminata Dicko est traquée, houspillée, menacée de mort même. Les réseaux sociaux sont impitoyables. On l’accuse de «collaborer avec l’ennemi», la France, d’«être utilisée par les Occidentaux» et de «détruire le Mali». Preuve qu’elle a touché juste, le ministre malien des Affaires étrangères en personne, Abdoulaye Diop, cherche à saper sa crédibilité. Les gendarmes ont débarqué chez elle, menaçant son mari et choquant ses trois enfants. Elle a dû quitter clandestinement sa famille et son pays pour des raisons de sécurité.

Ces jours-ci, cette Malienne de bientôt 37 ans, de l’ethnie peule, est à Genève. Elle y a rencontré le haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Volker Türk, au Palais Wilson. Elle y témoigne de son chemin de croix, mais surtout des graves violations des droits humains – des milliers d’assassinats et d’arrestations arbitraires – commises par l’armée malienne et les «instructeurs russes», euphémisme pour décrire la milice russe Wagner. A ses yeux, il est évident que toutes deux sont impliquées dans des crimes de guerre et contre l’humanité.

Minorité peule

Aminata Dicko était la première à parler ouvertement des «instructeurs russes» au Conseil de sécurité. «C’est surtout la minorité peule du Mali qui est touchée, en particulier dans le nord du pays. C’est une population nomade en transhumance fréquente avec le bétail. L’armée fait l’amalgame et accuse la population locale de collaborer avec les terroristes djihadistes. Les Peuls sont entre le marteau et l’enclume», lâche la trentenaire.

La jeune Malienne dont la douceur de la voix ne dit rien de sa détermination avait dénoncé aux diplomates du Conseil de sécurité la fermeture de près de 1900 écoles et exhorté Bamako à organiser des élections législatives «crédibles et transparentes» en avril 2024 et à respecter la liberté d’expression. «Actuellement, déplore-t-elle, toute voix discordante est muselée et les opposants sont emprisonnés.» Les médias privés, déplore-t-elle, ont quasiment disparu de la scène malienne. Les médias publics se chargent de véhiculer la propagande des autorités.

«Même des bébés de moins de 1 an sont assassinés. C’est la réalité du Mali aujourd’hui, il faut le savoir», s’insurge calmement Aminata Dicko. A ses yeux, le «remplacement» de la force française Barkhane par la milice russe Wagner, voulu par les autorités qui voulaient combler le vide, a fortement aggravé la situation. Depuis l’arrivée de la milice russe en décembre 2021, qui «ne fait aucune distinction entre civils et militaires», le pays a connu un vrai déferlement de violence. Dans les villages de Moura et Hombori, Wagner ne fait pas de quartier. «Elle tire sur tout ce qui bouge, raconte-t-elle. Avec Barkhane, il suffisait de montrer sa carte d’identité pour pouvoir partir librement.»

Avec le recul, s’adresserait-elle encore au Conseil de sécurité? Elle ne regrette pas de l’avoir fait. Elle a l’habitude des messages de haine qui ont toutefois pris une dimension sans précédent depuis son exposé devant l’institution onusienne.

Aminata Dicko a accompli sa scolarité à Bamako jusqu’au lycée. Elle a obtenu un master en finance à l’Université de Rabat. «Au Maroc, c’étaient mes années d’insouciance», dit-elle en soupirant. Elle n’a pourtant pas souhaité mener une activité professionnelle dans ce domaine. Son truc, ce sont les droits humains.

Une affaire de famille

Depuis le coup d’Etat de 2012, elle est régulièrement descendue dans la rue pour manifester. Le refus de céder à la répression de l’armée est une affaire familiale. Sa mère était députée à l’Assemblée nationale du Mali et la première à dénoncer les exactions de l’armée. Elle présidait aussi l’association des femmes de Tabital. Son père, dévoué à l’enseignement supérieur, avait étudié à Boston et travaillait au Ministère malien de l’éducation. «Le Mali, je l’ai vraiment dans la peau, martèle Aminata Dicko. Ce sont mes racines. Je suis très liée aux habitants du village d’origine de ma mère, Douentza, et très proche de mes grands-parents.» Quand son grand-père est décédé, c’est le frère de ce dernier qui l’a remplacé comme chef de village. «Un grandpère au Mali, c’est comme un mari, comme un père, un abba.»

Aujourd’hui, celle qui se considère comme une vraie «Sahélienne» est en Europe et communique avec sa famille au Mali, mais son destin est incertain. A Genève, elle affirme plus que jamais son combat pour une «justice équitable» au Mali. Une justice qui pourrait passer par la Cour pénale internationale. Après le coup d’Etat de 2012, le Mali a saisi la CPI pour qu’elle ouvre une enquête sur la situation du pays. Un acte qui pourrait produire un effet boomerang. A Genève, Aminata Dicko espère que la cause du pays sera bien défendue au Conseil des droits de l’homme et que le rapporteur spécial de l’ONU qui s’est penché sur la situation malienne fera écho à son combat.

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2023-03-22T07:00:00.0000000Z

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