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«Le Bleu du caftan»: le tailleur, sa femme et son apprenti

CRITIQUE Modeste histoire à trois, le deuxième long métrage de Maryam Touzani bouleverse en défiant les non-dits d’une société. Un film splendide, qui hisse le cinéma marocain au plus haut niveau

NORBERT CREUTZ Le Bleu du caftan, de Maryam Touzani (Maroc, France, Belgique, 2022), avec Lubna Azabal, Saleh Bakri, Ayoub Missioui, Mounia Lamkimel, Abdelhamid Zoughi, 2h04.

Depuis la trentaine d’années qu’ils sont apparus, les films de femmes maghrébines se suivent mais ne se ressemblent pas forcément. Bien sûr, tant que rien n’aura changé, il s’agira toujours de l’injustice fondamentale faite aux femmes dans la société arabo-musulmane. D’où un risque de lassitude, le genre étant par définition inépuisable. C’est l’art et par conséquent l’intérêt très variable de ces films qu’il s’agit à présent de reconnaître.

Rencontre avec Maryam Touzani: «Le caftan est imprégné de l’âme des tailleurs qui l’ont créé»

Après en avoir vu un certain nombre, on osera ainsi affirmer que Le Bleu du caftan, deuxième long métrage de la Marocaine Maryam Touzani après un déjà remarquable Adam (2019) et présenté comme lui au Festival de Cannes dans la section Un Certain Regard, est à marquer d’une pierre blanche. Non seulement il s’agit là d’un film d’une rare finesse, mais sa modestie n’est qu’apparente: incluant la gent masculine, sa remise en cause est profonde et trouve le moyen de frapper l’esprit autant que le coeur.

Spécialité marocaine, le caftan du titre est une tunique à manches longues, tenue d’apparat des femmes pour les grandes occasions. Ce dont des artisans se chargeaient autrefois est cependant devenu un produit d’usine comme tant d’autres. A Salé (ville côtière accolée à Rabat, la capitale du Maroc), Halim est un des derniers tailleurs traditionnels, qui vit modestement avec son épouse Mina dans une petite boutique de la médina, la vieille ville. L’arrivée d’un nouvel apprenti, le beau Youssef, qui coïncide avec la commande par une riche cliente d’un caftan ouvragé, va précipiter la fin d’un fragile équilibre fondé sur des nondits. Malgré un dévoilement progressif, on ne gâtera rien en révélant que Halim est en fait homosexuel, qu’un désir hésitant s’installe entre lui et Youssef et que Mina en est d’autant plus affectée qu’elle lutte quant à elle contre le retour d’un cancer…

Courage et générosité

Le suspense, bien réel malgré un rythme mesuré et d’autant plus prenant qu’on s’attache aux personnages, se résume dès lors à la façon dont ces trois-là vont gérer cette situation. Là-dessus, le talent de Maryam Touzani se manifeste à tous les niveaux, à commencer par un soin exceptionnel accordé à l’image comme au son. Dans cet univers confiné aux coloris discrets, le bleu pétrole et le fil doré du caftan mais aussi la couleur orange des mandarines, dernier aliment supporté par Mina, prennent d’autant plus d’importance.

Mais c’est aussi un monde de silences dans lequel un rare cri de mouette ou le chant du muezzin, quand ce n’est pas la musique déversée sans égard par un voisin, peuvent aussi se charger de sens. Quant au trio composé de la Belge d’origine marocaine Lubna Azabal (Exils, Incendies, Adam), du Palestinien Saleh Bakri (Le Sel de la mer, Salvo, Costa Brava Lebanon) et du jeune débutant marocain Ayoub Missioui, ses regards, tons et gestes, toujours justes et cadrés avec précision, attestent d’une vraie direction d’acteurs.

Avec courage autant que retenue, la cinéaste fait ici la part de la sensualité: effleurements «chargés», contacts furtifs aux bains, où certaines pratiques masculines sont apparemment tolérées, mais aussi libido de Mina que Halim s’efforce de satisfaire. Côté travail, elle rappelle aussi bien la situation économique précaire du couple (ignorée par sa clientèle aisée) que le désintérêt de la jeunesse pour une telle profession – ce qui rend si inespérée, ou suspecte, la présence de Youssef. Enfin, elle n’élude pas la maladie qui ronge doucement Mina. Et pourtant, son film se distingue par sa générosité, révélant comment chacun a ses raisons, commet des erreurs et cherche à se racheter.

Lorsqu’un soir, une Mina enjouée entraîne Halim dans un café, elle y détonne en tant que seule femme. Au retour, ils sont contrôlés dans la rue et doivent protester qu’ils sont mariés. Mais qu’est donc cette société puritaine qui réprime l’homosexualité tout en se méfiant encore plus des contacts entre les hommes et les femmes? Le dernier acte en devient bouleversant, qui verra Halim et Mina enfin tout se dire et réaffirmer un amour inconcevable pour les autres: et si un homosexuel pouvait aussi faire un bon mari? Quant au superbe caftan, il trouvera finalement une destinataire plus méritante que sa commanditaire, pour une dénonciation en règle de toutes les hypocrisies.

Hasard des sorties, Le Bleu du caftan entre fortement en dialogue avec La Femme de Tchaïkovski, autre histoire d’un «mariage impossible». Si le film russe brasse pas mal de vent, l’oeuvre de la Marocaine est au contraire un modèle de concentration. Il prouve du même coup que l’art le plus voyant n’est pas le plus profond. Et que Maryam Touzani aurait mérité de figurer en compétition à Cannes, plus que le flamboyant opposant gay Kirill Serebrennikov. Aux yeux des sélectionneurs, elle n’est sans doute encore que Mme Nabil Ayouch (l’auteur de Much Loved et Razzia, qui a cosigné le scénario et produit). Dommage puisque son film démontre la nécessité des voix féminines, à leur manière plus puissantes que celles de leurs confrères masculins.

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2023-03-22T07:00:00.0000000Z

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