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Jérémy Frick, un regard de côté

D’un petit club de la campagne genevoise à l’équipe nationale, la trajectoire du gardien de Servette a d’abord été rectiligne avant de connaître des détours inattendus. Du football, Jérémy Frick s’est souvenu du meilleur pour surmonter le pire

LAURENT FAVRE t @LaurentFavre COLLABORATION: LIONEL PITTET

Le stade du FC Collex-Bossy, un club de la campagne genevoise dont l’équipe évolue en deuxième ligue interrégionale, est niché entre la douane de Ferney-Voltaire, l’aéroport de Cointrin et l’autoroute A1, à l’endroit où la route opère un grand virage à gauche avant la bifurcation lac/aéroport. Ses quatre terrains en herbe sont séparés du tumulte par un champ où paissent des bisons. Qu’ils prennent l’avion ou rentrent sur Genève en voiture, tous les membres du club ont ce même réflexe de tourner la tête pour chercher le stade du regard.

Dimanche dernier, dans le car qui ramenait Servette de Lugano, Jérémy Frick a tourné la tête vers la droite au moment du grand virage à gauche. La veille, Patrick Foletti, l’entraîneur des gardiens de l’équipe de Suisse, l’avait appelé pour lui annoncer sa convocation pour les deux prochains matchs de la Nati samedi à Belgrade contre la Biélorussie puis mardi 28 à Genève contre Israël. Une première due aux blessures de Gregor Kobel, Yvon Mvogo et David von Ballmoos, mais une première quand même, à 30 ans, dix ans après sa dernière sélection en M21, lui qui avait été international dans toutes les catégories de jeunes.

«C’était un rêve enfoui en moi, confiait Jérémy Frick lundi à Bâle. Il y a eu d’autres moments où j’y ai davantage cru; finalement, cela arrive alors que je ne l’espérais plus vraiment, mais c’est mieux ainsi. Dimanche, en rentrant de Lugano, le car est passé devant le stade de Collex-Bossy. Ça m’a fait prendre conscience du chemin parcouru depuis mes débuts sur le terrain C. C’est quelque chose de beau.»

Entouré de futurs champions

Le chemin a d’abord la douceur du gazon du terrain C, celui des juniors. C’est la passion à l’état pur, ce ballon qui sent bon le cuir, le jeu avec les copains. Si Jérémy est surclassé, c’est parce que la sélection genevoise qui l’a repéré veut le voir jouer dans des grands buts. S’il est entraîné par son père Daniel, c’est parce que l’ancien entraîneur a fait faux bond. A 13 ans, Jérémy Frick part à Servette, à 14 à Payerne, au sport-étude de l’ASF, dans une famille d’accueil. Il joue en équipe nationale de sa catégorie d’âge, il est entraîné par Erich Burgener, un lointain parent («sa maman est une Burgener de Zermatt, une cousine éloignée», confirme l’ancien gardien de la Nati).

Personne, pourtant, ne rêve encore d’une carrière professionnelle. «Un jour, un recruteur de l’Olympique Lyonnais, Gérard Bonneau [qui travaillera aussi au Servette], nous téléphone. Il veut que Jérémy vienne passer un test. Il m’explique qu’il est déjà venu le superviser trois fois. Moi, naïf que j’étais, je n’avais rien vu», se souvient Daniel Frick.

Ses parents le laissent décider. «Quitter la maison à 15 ans n’est pas une décision facile à prendre». Il ne pense toujours pas arriver à être pro mais il décide d’aller à Lyon. Le chemin devient une voie rapide. Infrastructures parfaites, encadrement de très haut niveau, scolarité encadrée, emploi du temps soupesé et contrôlé. Jérémy Frick passe le bac avec mention et toutes les étapes: aspirant, stagiaire pro, pro. Il s’entend très bien avec Hugo Lloris, joue avec Fékir, Umtiti et Tolisso dans la réserve.

«Je regardais récemment des photos de cette époque et je me disais que j’étais celui qui avait fait la plus petite carrière. Il y a sept-huit ans, avoir décroché du très haut niveau était devenu une sorte de complexe», nous a dit Jérémy Frick lundi, heureux d’avoir finalement retrouvé sa route après s’être perdu en chemin et avoir emprunté un itinéraire bis.

En 2015, barré à Lyon par une blessure et l’émergence du gardien Anthony Lopes, il revient à Genève, en prêt au Servette. Il joue 17 matchs sur 18 mais Servette, qui lutte pour l’accession en Super League, échappe de justesse à la faillite mais pas à la relégation administrative au niveau amateur. L’année suivante, il est titulaire en Challenge League au FC Bienne, qui ne termine pas le championnat et dépose le bilan en avril 2016.

«A ce moment-là, il était touché. Il se demandait si faire tous ces sacrifices en valait la peine, se souvient son meilleur ami, Nicolas Lhoneux, resté à Collex-Bossy. Et puis, il est venu avec nous pour s’entraîner jusqu’à la fin de la saison.» Durant deux mois, Jérémy Frick découvre enfin le terrain A, celui de la première, et redécouvre le plaisir de jouer. «Il nous mettait un niveau extraordinaire dans les 8 contre 8 avec deux grands buts, raconte Nicolas Lhoneux. Il avait plusieurs offres, hésitait à revenir à Servette. Jouer avec ses potes, boire des bières à la buvette après l’entraînement, n’être là que pour les bons côtés du foot, je crois que ces deux mois lui ont fait un bien fou.»

«Je ne suis pas le seul à avoir galéré, relativise Jérémy Frick. Zeki Amdouni a vraiment commencé tout en bas et lui est en équipe de Suisse avec un tout autre statut que moi, mais je ne suis pas sûr qu’il y en ait d’autres dans l’équipe qui ont vu autant de trucs moches du foot que moi. Mais sans toutes ces expériences, je n’en serais pas là.»

«C’était un rêve enfoui en moi. Cela arrive alors que je ne l’espérais plus vraiment» JÉRÉMY FRICK, GARDIEN SÉLECTIONNÉ EN ÉQUIPE DE SUISSE

Belgrade au lieu de Lisbonne

Sans tout cela, Jérémy Frick serait… à Lisbonne. «Il a eu 30 ans le 8 mars. Nous avions misé sur la trêve internationale [une période où les joueurs non sélectionnés ont plus de temps libre], pour lui organiser un week-end surprise, explique Nicolas Lhoneux. On est un groupe de dix et forcément, il y en a un qui a gaffé… Jérémy a appris ce qu’on préparait. Lundi, il m’a téléphoné pour s’excuser de ne pas pouvoir venir à Lisbonne. C’est comme cela que j’ai appris qu’il était sélectionné en équipe de Suisse…»

Les neuf partiront sans lui à Lisbonne. Au décollage, ceux assis côté Jura tenteront, comme à chaque fois, d’apercevoir le petit stade de Collex à travers le hublot. La semaine prochaine, Jérémy Frick aura le même geste instinctif lorsque le car de la Nati prendra le grand virage à gauche vers Genève. ■

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2023-03-22T07:00:00.0000000Z

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