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«Ne bloquez pas nos alliés»

De passage à Genève, Iryna Venediktova, ex-procureure générale d’Ukraine et nouvelle ambassadrice en Suisse, s’est entretenue avec «Le Temps». Elle demande à Berne de prendre une décision claire sur la réexportation d’armes

PROPOS RECUEILLIS PAR CAMILLE PAGELLA @CamillePagella

A Kiev, dès l’aube du 24 février 2022, elle traquait sans relâche les crimes, collectait les preuves des exactions de l’armée russe dans le brouillard de la guerre. Iryna Venediktova restera la première femme procureure générale d’Ukraine. Elle est aujourd’hui ambassadrice en Suisse, après avoir été démise de ses fonctions en juillet dernier. A la rédaction du

Temps, la femme de loi revient sur le mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale contre Vladimir Poutine, la tragédie du vol MH17 abattu par un missile russe au-dessus du Donbass, la neutralité helvétique. Mais surtout, elle demande à la Suisse de prendre des décisions «rapides» sur la réexportation d’armes: le temps n’est plus à l’hésitation.

Après avoir été procureure générale d’Ukraine, vous êtes arrivée il y a quelques mois en Suisse pour devenir la nouvelle ambassadrice. Que représente la Suisse pour vous et pour l’Ukraine? Pour moi, c’est un privilège d’être ici parce que je pense que votre modèle de gouvernance est excellent. Lorsque j’ai écrit le programme de Volodymyr Zelensky, alors qu’il était candidat, je me suis notamment inspirée de votre modèle de décentralisation et de démocratie directe. Etre en Suisse aujourd’hui est une très bonne occasion de voir comment cela se passe en pratique, et pas seulement comme c’est écrit dans les lois ou dans les livres. Mais pour l’Ukraine, la Suisse est un défi. Nous comprenons et respectons votre neutralité, c’est l’un des piliers de votre Etat. Mais nous pensons aussi qu’un des autres piliers de la Suisse est le droit humanitaire. Aujourd’hui, l’Ukraine est une victime. Car il ne s’agit pas simplement d’un conflit, mais bien d’une guerre et de la décision d’un Etat d’occuper de manière brutale un autre Etat souverain. Il s’agit donc d’un défi énorme pour le droit humanitaire et international. Parce que la Suisse porte ces valeurs humanitaires et qu’elle en est le berceau, il est important qu’elle prenne des décisions claires et trouve des solutions.

La Suisse refuse toujours que les pays européens fournissent à l’Ukraine des armes et des munitions qu’elle produit, invoquant sa loi sur le matériel militaire et sa neutralité… Il est important de rappeler que cette loi n’a rien à voir avec la neutralité de la Suisse décidée lors de la Convention de La Haye en 1907. Nous respectons complètement votre neutralité. Ici, tout tourne autour de la loi sur le matériel militaire que vous avez révisée il y a deux ans seulement. Nous parlons donc ici de la possibilité de changer cette loi. Heureusement, le droit n’est pas un corps mort, il vit avec la société, avec ses transformations et peut toujours être changé pour le mieux. Et c’est, pour moi, une très grande question: pourquoi est-ce un si grand problème pour un pays civilisé et développé comme la Suisse que de permettre à des tiers d’aider des victimes à se protéger elles-mêmes?

«Nous ne vous demandons pas d’envoyer votre armée. Nous vous demandons de ne pas bloquer nos alliés»

Selon vous, la Suisse se cache derrière sa neutralité pour empêcher la réexportation d’armes? Oh, vous savez, j’essaie d’être toujours élégante dans les termes que j’utilise. Encore une fois, je respecte beaucoup et profondément votre pays et j’admire la solidarité des Suisses avec les Ukrainiens. J’ai vu comment les Suisses ont ouvert leurs coeurs et leurs portes aux réfugiés. Mais vous êtes dans une année d’élections et certains politiciens essaient de se placer en invoquant constamment la neutralité. J’ai demandé à des Suisses ce qu’était concrètement la neutralité. Pas tout le monde n’a pu me répondre, mais les gens en sont tous très fiers. Mais si vous demandez aux mêmes personnes s’il est possible de ne pas bloquer des pays tiers à aider des victimes à se protéger, ils vous répondront oui. Car nous ne vous demandons pas d’envoyer des armes ou d’envoyer votre armée. Nous vous demandons de ne pas bloquer nos alliés.

Pensez-vous qu’un pays européen puisse rester neutre face à la situation en Ukraine? Je vais vous parler du vol MH17, abattu par la Russie au-dessus du Donbass. J’étais responsable de l’enquête du côté ukrainien. Au total, 298 passagers et membres d’équipage sont morts. Ils avaient simplement pris des billets d’avion et étaient partis en vacances. Ils ne savaient pas et ils ne pensaient pas que des missiles russes pouvaient les tuer. Peut-être étaientils neutres? Peut-être qu’ils ne voulaient pas participer à la guerre et qu’ils n’y pensaient pas. Aujourd’hui, le gouvernement et le peuple néerlandais sont extrêmement solidaires de l’Ukraine car ils ont compris qu’ils étaient peut-être loin de la guerre mais qu’une attaque de missile russe pouvait tuer leur fils, leur mère, leurs amis. On ne peut pas s’asseoir et attendre de voir ce qu’il va se passer, qui va gagner.

En discutez-vous avec les autorités suisses? Que leur dites-vous à ce propos? Bien sûr. C’est d’ailleurs le sujet que je préfère aborder. J’ai beaucoup de réunions en ce moment car, officiellement, je ne suis ambassadrice que depuis le 10 janvier. Toutes les portes me sont ouvertes en Suisse et mes conversations avec les autorités sont très intéressantes. Même aujourd’hui ou hier, des politiciens me disaient que j’avais raison. Je leur explique simplement qu’au moment de la Convention de La Haye, la guerre était une réalité possible mais qu’après la Seconde Guerre mondiale, lorsque le droit humanitaire international a été établi, la guerre comme celle que mène la Russie aujourd’hui était désormais interdite. Je leur explique que la victime de cette guerre a le droit de se protéger et que les autres pays peuvent et doivent l’aider à se protéger.

Xi Jinping est en ce moment en visite à Moscou. Il y a quelques semaines, la Chine a publié un document sur la résolution de la crise en Ukraine. Qu’en pensez-vous? Avez-vous des contacts diplomatiques avec la

Chine? Pour l’instant, nous n’avons pas eu de contacts. Nous verrons comment cette visite en Russie se terminera. Je pense que notre ministère des Affaires étrangères et notre président sont très clairs dans leurs déclarations: il est important que la Chine soit un partenaire du monde civilisé. C’est un acteur extrêmement important et puissant. Volodymyr Zelensky souhaite vraiment avoir une conversation et discuter avec Xi Jinping de ce qu’il se passe réellement en Ukraine depuis l’invasion. De notre côté, nous souhaitons, nous aussi, profondément la paix. Mais pour nous, elle ne sera possible qu’après notre victoire, car il ne s’agit pas seulement de guerre, mais aussi de crimes et de violations du droit international. Cette guerre est très personnelle pour moi – mon mari se bat sur la ligne de front – et pour tous les Ukrainiens, mais les violations du droit international par la Russie devraient concerner tout le monde car c’est très grave pour l’avenir. C’est pourquoi, j’espère que Xi Jinping tiendra des positions et une approche sages et intelligentes.

La Cour pénale internationale a lancé un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine. Comment avez-vous reçu cette décision? Ne pensez-vous pas qu’elle est plus symbolique qu’autre chose? Je suis vraiment très heureuse que la Cour pénale internationale et son procureur général Karim Khan aient pu faire ce grand pas. Je me souviens des débuts, quand il est arrivé à Kiev et que j’étais procureure générale d’Ukraine. Nous avions notamment discuté du cas de ces enfants déportés. Ce mandat, c’est peut-être le début de la fin de la tyrannie. Bien sûr, d’un côté il y a des questions techniques: comment arrêter Vladimir Poutine et organiser un tel procès? Elles sont très importantes. Mais cette décision n’est pas que symbolique. Ce mandat d’arrêt couvre tous les pays qui ont ratifié le Statut de Rome. Dans 123 pays, Vladimir Poutine est désormais considéré comme un criminel de guerre. C’est très sérieux et je pense qu’il s’agit là d’un signal très fort, notamment pour le gouvernement russe. Mais aussi pour sa population, qui doit se dire que quelque chose ne va pas aussi bien que le dit sa propagande.

Ne craignez-vous pas que cela braque Vladimir Poutine? Que cela empêche toute négociation? Il est très difficile d’imaginer comment Vladimir Poutine pourrait être plus extrémiste qu’il ne l’est déjà. Mais pour nous, négocier avec lui, c’est impossible. Comment négocier avec un criminel de guerre, avec quelqu’un qui a tué nos voisins, violé nos enfants? C’est pourquoi Volodymyr Zelensky est très clair dans sa position et je le répète: nous voulons vraiment la paix. Mais pour nous, la paix n’est possible qu’après notre victoire. Il sera possible de discuter après cette victoire avec tous ceux qui respecteront l’Etat de droit. Aujourd’hui, la Fédération de Russie démontre tous les jours qu’elle ne respecte absolument rien ni personne. Elle tue des Ukrainiens parce qu’ils ne veulent pas être des Russes. Quelle étrange raison de se faire tuer! Elle ne respecte pas non plus les autres pays et leurs valeurs. Ils regardent le monde occidental de haut alors qu’ils y mettent leur argent, que leurs enfants y étudient et qu’ils viennent en vacances à la montagne.

Aujourd’hui, concrètement qu’attendez-vous de la Suisse? J’apprécie la solidarité dont les Suisses ont fait preuve à l’égard des réfugiés. Ce qui est très important maintenant, c’est votre rapidité à prendre des décisions justes. Ces décisions nous les attendions hier. Il en va de nos relations et de la manière dont nous construisons un nouveau droit international alors que l’Europe est en guerre. C’est pourquoi, je tiens vraiment à ce que les décisions soient prises rapidement et que des solutions soient trouvées. Une décision sur la réexportation d’armes serait un signal. Il en va maintenant de votre réputation et de la manière dont nous pourrons regarder les générations futures dans les yeux.

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