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«Le chemin se libère pour des négociations avec les djihadistes»

Selon le spécialiste du Maghreb et du Moyen-Orient Luis Martinez, un marché pourrait se dessiner entre les militaires maliens et les groupes islamistes armés. Il explique comment l’équilibre des forces a changé depuis le retrait de la France

PROPOS RECUEILLIS PAR LUIS LEMA @luislema

Directeur de recherche à Sciences Po-CERI, Luis Martinez vient de publier un ouvrage dans lequel il décrit les moyens par lesquels le djihadisme progresse en Afrique*. Il revient ici sur la libération du journaliste français Olivier Dubois, otage au Sahel depuis près de deux ans, qui s'est déroulée en parallèle de celle de l'humanitaire américain Jeffery Woodke, enlevé en 2016.

«Le problème pour la France, c’est qu’elle n’a plus de levier pour intervenir» LUIS MARTINEZ, DIRECTEUR DE RECHERCHE À SCIENCES PO-CERI

Comment expliquez-vous cette libération inattendue? On n'aura l'explication réelle que progressivement. Mais le contexte nous donne des clés pour comprendre cette libération. D'abord, il faut bien garder en mémoire qu'Iyad Ag Ghaly, le chef de la coalition djihadiste du Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (GSIM), a toujours posé comme condition: le départ des troupes françaises du Mali. Aujourd'hui, avec la fin de l'opération Barkhane, se posait la question de «l'utilité» de garder un otage français. D'autant plus, peut-être, que le GSIM est en conflit avec l'Etat islamique dans le nord du Mali et la région des trois frontières (Burkina Faso, Mali et Niger). Dans ces conditions, Olivier Dubois avait sans doute perdu une partie de sa valeur.

On peut néanmoins penser qu’il y a eu versement de rançon... Il y a toujours eu, par le passé, des discussions liées aux «coûts» d'une libération et aux paiements visant à la «faciliter». Mais les Etats rechignent bien sûr à le reconnaître, tant ces rançons renforcent ces groupes responsables des prises d'otage.

Cette libération ouvre-t-elle la porte à d’éventuelles négociations? La France avait posé un interdit absolu à toute négociation avec les djihadistes pour les autorités maliennes, ce qui, au passage, soulève la question de savoir de quel droit elle pouvait imposer ces limites et influer ainsi sur les modalités de choix d'un pays souverain. Maintenant, c'est comme un moment de respiration pour les autorités maliennes. Avec cette libération, la pression s'allège et les militaires peuvent sans doute se sentir plus libres d'entamer d'éventuels pourparlers.

Sur quelle base? L'armée malienne sait aujourd'hui qu'elle ne pourra pas reconquérir les régions du centre et du nord du Mali. Les djihadistes, de leur côté, savent qu'ils ne pourront pas partir à la conquête de Bamako, pas plus que de Ouagadougou, au Burkina. Dans ce contexte, des possibilités s'ouvrent. Plusieurs organisations européennes (dont au moins une suisse) sont actives, ainsi que les pays du Golfe (Arabie saoudite, Emirats arabes unis et Qatar), pour poser les assises d'une réconciliation. Les militaires maliens peuvent retrouver la souveraineté de l'Etat dans ces régions en échange de compromis autour de la nature des institutions. Il s'agira d'étendre les «valeurs islamiques» et l'application de la charia, en mettant ainsi en veilleuse l'héritage français, la centralité de la république laïque, etc.

Une perspective acceptable du côté du pouvoir? Depuis une dizaine d'années, les insurrections qui ont lieu dans les pays de la région sont portées par des inspirations religieuses. Et ces Etats ont déjà entamé des évolutions afin d'amortir ces contestations. Au Mali ainsi que dans d'autres pays de la région, l'utilisation du terme «laïcité» dans la Constitution fait grandement débat. Au Tchad, les ministres prêtent désormais serment sur le Coran (ou la Bible pour les chrétiens).

Cette «mise en veilleuse» de l’héritage français n’est pas très appréciée à Paris. Le problème pour la France, c'est qu'elle n'a plus de levier pour intervenir. Elle a coupé avec les autorités, les a ostracisées et s'est ainsi coupée de tout moyen d'agir. A l'inverse, d'autres pays comme les Etats du Golfe ou la Turquie peuvent jouer un rôle de médiation pour trouver «une sortie islamique» au conflit. Cela se double d'un autre élément central qui est la question de la langue, puisque le français n'est pratiquement plus enseigné dans les écoles. Ces pertes sur les plans sociétal, militaire et politique sont d'autant plus difficiles à avaler pour la France qu'elle est aussi chassée parallèlement par la Chine sur le plan commercial. ■

* L’Afrique, le prochain califat? La spectaculaire expansion du djihadisme, aux Editions Tallandier

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2023-03-22T07:00:00.0000000Z

2023-03-22T07:00:00.0000000Z

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