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La dérive criminelle de l’armée mexicaine

Exécutions, disparitions, espionnage de citoyens: les dérives criminelles de l’armée s’accumulent alors que le président Lopez Obrador renforce la militarisation du pays sous prétexte de lutte contre les cartels

EMMANUELLE STEELS, MEXICO

En pleine nuit du 26 février 2023, des militaires ouvrent le feu sur un véhicule transportant sept jeunes qui rentrent de discothèque à Nuevo Laredo, ville de l'Etat de Tamaulipas. Dans cette région du nord-est du Mexique, en proie aux violences récurrentes des cartels, les militaires ont la gâchette facile. Le pick-up est criblé de balles. Cinq occupants sont tués, dont deux achevés d'une balle dans la tête. Deux hommes sont épargnés.

Les jeunes étaient désarmés; ils n'avaient pas tenté d'échapper aux soldats enragés qui les poursuivaient à l'aube. Les militaires diront qu'ils pensaient riposter à des coups de feu entendus dans le secteur. Des faits qui se sont produits six mois à peine après la mort d'une fillette de 5 ans, Heidi Mariana, sous les balles de militaires qui avaient mitraillé sans raison le véhicule à bord duquel se déplaçait sa famille. A Nuevo Laredo, ce type d'incidents n'est pas inhabituel. Souvent, les soldats affirment «confondre» de simples civils avec de dangereux narcos.

Selon les experts des politiques sécuritaires, ces exactions sont le signe de la montée en puissance de l'armée, sous l'effet d'une stratégie exclusivement basée sur le déploiement des soldats au détriment de la police, et de l'abandon accéléré de pans de pouvoir toujours plus grands à l'armée de la part du président Andrés Manuel Lopez Obrador. Au point que le Ministère de la Défense se livre désormais à l'espionnage de citoyens.

«Atteinte au prestige»

La semaine dernière, plusieurs médias mexicains montraient les preuves de cette surveillance exercée sur le défenseur des droits humains Raymundo Ramos, un militant respecté qui se trouve dans le collimateur de l'armée pour avoir dénoncé l'exécution de trois jeunes par les militaires à Nuevo Laredo, en juillet 2020. Pour avoir soutenu les exigences de justice des familles de victimes d'assassinats extrajudiciaires, Ramos «porte atteinte au prestige de l'armée», selon le rapport d'espionnage de 2020, qui figure parmi les millions de documents militaires révélés à la fin de l'année dernière. Les forces armées avaient fait usage du logiciel Pegasus – un malware dont le président Lopez Obrador s'était engagé à bannir l'utilisation – pour intercepter les communications de Ramos.

Loin de condamner ces abus, le président se livre à une défense de l'armée grossière de l'armée et affirme qu'il ne s'agit là que d'«intelligence militaire».

«Le président fait preuve d'une complaisance totale à l'égard de l'armée, ce qui le rend complice de ces actions», affirme par téléphone le défenseur des droits humains Raymundo Ramos. «Après avoir trahi sa promesse de renvoyer les militaires dans leurs casernes, le voici aujourd'hui soumis à l'armée», ajoute-t-il. Une fois élu, AMLO - le surnom du président - avait annoncé en 2018 la création de la Garde nationale. Cette institution dirigée par des civils devait mettre en place la nouvelle stratégie du gouvernement contre le crime organisé en lieu et place de la police fédérale, jugée trop corrompue, et de l'armée, impliquée dans de nombreuses exactions depuis 2007, lorsqu'elle était déployée à travers le pays pour lutter contre les cartels.

«Hors de contrôle»

Or à l'automne dernier, le Congrès mexicain, dominé par le parti officiel Morena, votait le transfert du contrôle de la Garde nationale au Ministère de la défense et l'extension jusqu'en 2028 de l'exception constitutionnelle qui permet aux forces armées d'assumer des fonctions dans le domaine de la sécurité publique. AMLO bafouait toutes ses promesses.

«Il n'y a aucun plan pour mettre un terme à l'engagement de l'armée dans les missions de sécurité publique, aucune initiative pour renforcer la police», analyse Cristina Reyes, avocate de l'organisation civile Mexique uni contre la délinquance (MUCD). «L'armée a accumulé un tel pouvoir qu'elle dispose d'un centre de renseignements qui ne rend de comptes à personne et qui espionne sans autorisation judiciaire, ce qui est parfaitement illégal. La lutte contre le narcotrafic a échoué et la violence s'est accrue depuis que les militaires patrouillent dans les rues du pays», précise Cristina Reyes. «L'armée est hors de contrôle», résume Raymundo Ramos. «Après quinze ans de déploiement militaire au Tamaulipas, cela reste une des régions les plus violentes du Mexique, où personne ne veut mettre les pieds», décrit le militant.

Outre les taux record de criminalité enregistrés ces dernières années – plus de 30 000 meurtres par an –, le Mexique dénombre 112 000 personnes disparues depuis 1964. Près de 85% de ces disparitions se sont produites durant les années de la militarisation du pays. En 2018, 47 personnes ont été victimes de disparition forcée aux mains d'effectifs de la Marine mexicaine, toujours à Nuevo Laredo.

«Le président fait preuve d’une complaisance totale à l’égard de l’armée» RAYMUNDO RAMOS, DÉFENSEUR DES DROITS HUMAINS

Ports, douanes et train maya

Non content de livrer le territoire mexicain aux forces armées, le gouvernement actuel leur a aussi octroyé le contrôle des ports, des douanes et les a chargées de la construction d'aéroports et de plusieurs tronçons du Train maya. Ce grand chantier ferroviaire touristique de Lopez Obrador dans la péninsule du Yucatan sera déclaré «patrimoine militaire». Pour les pourfendeurs de la militarisation, chaque nouvelle attribution est une parcelle de pouvoir grignotée qui sera difficilement récupérable par le pouvoir civil. ■

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2023-03-22T07:00:00.0000000Z

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