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La rue française, c’est notre référendum

PAUL ACKERMANN @paulac

Vue de Suisse, la situation politicosociale en France peut sembler ridicule. On dénoncera volontiers un esprit excessivement frondeur et des partis qui ne font rien pour se mettre d’accord. Une inaptitude à faire consensus et une culture politique incapable de faire tourner la boutique quand il n’y a pas de majorité absolument claire qui se dégage. La France serait, par nature, ingouvernable.

Avec une population aux deux tiers opposée à une réforme des retraites que son gouvernement veut faire passer coûte que coûte, en utilisant tous les leviers institutionnels à sa disposition, provoquant une mobilisation de plus en plus violente, nos voisins se retrouvent effectivement (comme souvent) face à ce qui ressemble à une impasse. C’est l’art helvétique du compromis, illustré à merveille par ces conseillers fédéraux d’un bord qui sont prêts à défendre des projets venus de l’autre, qui ferait qu’une telle situation serait impossible chez nous selon certains. Les partis finiraient par tomber d’accord et si de telles manifestations et de tels blocages devaient avoir lieu, ils seraient clairement vécus comme les signes d’une insurrection révolutionnaire, ce qui n’est pas le cas en France où ils sont récurrents (pas besoin de remonter dans les livres d’histoire pour en voir de semblables: très proches de nous, on se souvient des «Gilets jaunes», on se souvient des manifestations contre la loi travail de François Hollande, on se souvient même des manifestations contre la première réforme des retraites d’Emmanuel Macron en 2019).

Depuis que le mouvement social de ce début d’année 2023 a commencé, l’éternel débat de la légitimité démocratique de la rue face à celle des institutions a donc fait son retour dans les colonnes de la presse et dans les débats audiovisuels. «La démocratie, ce n’est pas le pouvoir de la rue», disait encore le 12 mars Bruno Retailleau, le président du groupe Les Républicains au Sénat, qui se félicitait que sa chambre ait voté le texte. Pour certains, les groupuscules de casseurs, les blocages de branches professionnelles cruciales et même les grèves plus largement suivies ou les manifestations syndicales, qu’elles soient massives ou pas, tout cela n’aurait pas la légitimité de l’élection d’un président, de députés et de sénateurs qui ont régulièrement fait campagne sur le relèvement de l’âge de départ à la retraite. Pour d’autres, Emmanuel Macron n’a pas été élu pour bouger cet âge légal mais pour faire barrage à Marine Le Pen, il doit donc se plier à l’opinion publique de ceux qui auraient préféré pouvoir élire un autre programme.

Mais quel que soit votre avis sur cette question, il est un autre aspect à prendre en compte face aux images de montagnes d’ordures qui brûlent sur les trottoirs de Paris. L’autre grande différence entre nos deux pays, peutêtre aussi importante que la culture du consensus ou l’horizontalité du pouvoir, vient du fait que, quand les Suisses désirent s’opposer à une loi voulue par leur gouvernement et leurs représentants au parlement, un texte que toutes leurs institutions législatives jugent majoritairement bon pour le pays, ils peuvent toujours lancer un référendum.

En Suisse, le pouvoir de la rue, c’est le référendum (et dans une moindre mesure l’initiative populaire). Je n’affirme pas ici qu’un référendum sur la question des retraites, que les populistes de tous bords appellent de leurs voeux, serait la solution en France. Ni que le Référendum d’initiative citoyenne (RIC), très cher aux «Gilets jaunes», résoudrait les crises politiques et institutionnelles françaises qui s’amplifient. Pour que le référendum à la suisse fonctionne, il faut effectivement des décennies voire des siècles d’expérience de la démocratie directe. Un usage qui fait qu’une population peut accepter un relèvement de l’âge légal de départ à la retraite si c’est ce dont le pays a besoin, comme il y a quelques mois pour l’âge de départ des femmes, et ne pas transformer tout référendum en plébiscite pour ou contre le pouvoir en place.

Tout cela semble loin d’être évident en France et la mission des dirigeants français est plus que jamais de mettre en place des outils institutionnels qui permettent au peuple de davantage prendre la parole dans le cadre officiel. En attendant, avant de jeter la première pierre sur la culture politique de nos voisins, soyons conscients des outils institutionnels qu’ils ont à disposition. Et aujourd’hui, parfois, c’est peut-être juste bloquer des trains, voire brûler des poubelles.

Débats

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2023-03-22T07:00:00.0000000Z

2023-03-22T07:00:00.0000000Z

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