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A cent vingt pour cent

LAURE CALAMY Dans le film «Annie Colère», l’actrice incarne une mère de famille qui devient, dans la France de 1974, militante pro-avortement

STÉPHANE GOBBO @stephgobbo

«Les princesses, j’avais envie de les éclater! J’envoyais bouler tout ce que j’étais censée être en tant que fille. Mais je ne voulais pas pour autant jouer à la guerre»

Elle dit qu’elle ne serait pas contre trouver le temps de se mettre en friche. Lire des romans, aller voir des films, profiter de ses amis, autant d’activités qui sont devenues rares, tant sa carrière a, ces dernières années, connu un gros coup d’accélérateur. Pour le grand public, Laure Calamy c’est d’abord Noémie Leclerc, la pétillante assistante de Dix pour cent, qui durant quatre saisons a multiplié les apparitions de stars du cinéma pour raconter le quotidien d’une agence artistique.

Si elle alterne depuis un peu plus de vingt ans entre théâtre et cinéma, la native d’Orléans est depuis le succès de la série plus présente sur le grand écran, avec dorénavant des premiers rôles. Il y a eu le délicieux Antoinette dans les Cévennes, un road-movie à vitesse d’âne qui lui a valu en février 2021 le César de la meilleure actrice, quelques mois avant une récompense à la Mostra de Venise pour A plein temps, d’Eric Gravel, où elle incarne une mère célibataire obligée de travailler comme femme de ménage alors qu’elle possède un diplôme universitaire.

Un film politique

Cet été à Locarno, elle est venue présenter Annie Colère, troisième long métrage de Blandine Lenoir, qu’elle retrouve après Zouzou et Aurore. Lorsqu’on la rencontre, elle vient de découvrir la majestueuse Piazza Grande, où le film sera projeté le soir même. La perspective de se retrouver face à une foule de plusieurs milliers de personnes est «hyper-impressionnante et excitante», dit-elle. Soudainement, elle apparaît dans la vie comme à l’écran, mélange de bonhomie joviale et de volontarisme à toute épreuve. Dans Annie Colère, elle incarne une mère de famille qui, après avoir avorté dans la clandestinité à la suite d’une grossesse non désirée, va devenir dans la France de 1974, quelques mois avant l’adoption de la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG), une militante du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC).

Derrière le portrait d’une femme qui va se révéler à elle-même, le film a quelque chose de politique. Ce qui a plu à Laure Calamy, c’est «le côté lumineux de l’histoire, qui évite le côté glauque du sujet». Et aussi la manière dont est abordé un pan de l’histoire du droit des femmes qui reste méconnu. «Grâce à ma mère, qui était infirmière et m’a expliqué que Simone Veil n’avait pas fait passer sa loi toute seule, je connaissais l’existence du MLAC. Mais au lycée, on ne nous en parle pas du tout, alors que ce mouvement de désobéissance civile est au coeur d’un problème qui concerne quand même la moitié de l’humanité…»

Adolescente, la Française ne comprenait pas la logique de la règle de grammaire disant que le masculin l’emportait sur le féminin. Elle en a parlé en 2011 dans Modèles, une pièce mise en scène par Pauline Bureau qu’elle a coécrite. «Je m’étais même battue dans la cour d’école avec un garçon qui me provoquait sur ce point, raconte-t-elle. Vas-y, viens voir qui est la plus forte! On me disait souvent garçon manqué, une expression qui avait aussi le don de m’énerver au plus haut point, comme si être un garçon était forcément une sorte de Graal à atteindre…» Nouvel éclat de rire: «Les princesses, j’avais envie de les éclater! J’envoyais bouler tout ce que j’étais censée être en tant que fille. Mais je ne voulais pas pour autant jouer à la guerre.»

Les modèles auxquels se raccrocher manquaient. Elle se rappelle avoir adoré le feuilleton allemand Zora la rousse, avec une fille cheffe de bande, de même qu’elle se reconnaissait avant tout dans les enfants sauvages et libres, à l’image de Mowgli. «Ma mère avait pas mal d’ouvrages féministes, mais elle ne m’a jamais dit ce que je devais lire. Je me souviens par contre avoir trouvé, dans la revue des années 1970 Sorcières, un article d’Hélène Cixous qui parlait de la manière dont elle s’était sentie exclue et non légitime dans son écriture du fait d’être femme. Cela m’a beaucoup marquée.»

Tournage joyeux

A l’instar du récent Call Jane, racontant une histoire similaire dans les Etats-Unis des années 1960, Annie Colère comble en quelque sorte un vide, redonne une voix et un visage à des militantes oubliées. En marge de ses personnages principaux, le film multiplie à travers ses nombreuses scènes d’avortements les destins. «Il y a quelque chose de brechtien, s’enthousiasme Laure Calamy. On est à l’écoute, les paroles peuvent se déployer… Ce film est romanesque, et en même temps on y apprend des choses, notamment sur la méthode Karman, qui est d’une simplicité et d’une douceur extraordinaire, où l’avortement se fait quasiment sans douleur.»

Laure Calamy évoque un tournage joyeux et bienveillant, avec sur le plateau une vraie sororité, des actrices portées par le récit. «Certaines n’avaient qu’une scène, parfois sans texte, mais comme chez Pasolini, plein de choses sont racontées sans mots.» Si elle a fait ce film, c’est parce qu’il a de nobles ambitions, et c’est ce qu’elle aime, qu’il s’agisse d’une comédie ou d’un drame. Au théâtre, elle cherche plutôt «une langue, l’accès à de la poésie, des dialogues qui ne sont pas comme dans la vie», avec ce défi de devoir restituer des émotions avec la même intensité tous les soirs. «Au cinéma, ce qui est très gratifiant, c’est que lorsque vous atteignez cela, c’est dans la boîte à jamais.» ■

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2022-12-07T08:00:00.0000000Z

2022-12-07T08:00:00.0000000Z

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