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Edward Burtynsky, un photographe-activiste à l’honneur au Locle

L’exposition «Eaux troublées» d’Edward Burtynsky au Locle se fait le sismographe d’histoires d’eaux contrôlées et souillées par l’activité humaine

BERTRAND TAPPOLET Edward Burtynsky – Eaux troublées, Musée des beaux-arts du Locle, jusqu’au 26 février 2023.

Sans eau, pas de vie possible sur terre. L’exposition Eaux troublées, au Musée cantonal des beaux-arts du Locle (MBAL), permet au photographe et documentariste canadien Edward Burtynsky, né en 1955 dans une famille ukrainienne, de survoler les exploitations, usages et systèmes de contrôle de l’eau. Depuis bientôt trente ans, il réalise un documenté et inspiré arpentage de paysages redessinés par les incursions humaines. Ses images mêlent l’épiphanique et le postapocalyptique au gré d’un mouvement de raréfaction du précieux filon aquifère.

Considérant son oeuvre à l’aune d’un devoir civique, Edward Burtynsky ne cesse de dénoncer la multiplication des forages en mer. En témoignent les eaux couleur encre de Chine se mêlant au vert côtier du littoral géorgien. Depuis une altitude de 915 mètres, l’oeil découvre ailleurs le pire désastre écologique de l’histoire des Etats-Unis, l’explosion en 2010 de Deepwater Horizon, plateforme pétrolière exploitée par BP.

Art du détail

Les vues aériennes du Canadien, en forme de toiles abstraites, se révèlent fascinantes et effrayantes. «Son approche est à la fois documentaire et réflexive. Il a débuté à la chambre argentique pour faire ressortir tous les détails en haute définition. Un long temps de pause a favorisé une dimension méditative dans l’attente de la lumière, dans le sillage du souci de perfection technique et de l’émerveillement animant le photographe Ansel Adams pour l’Ouest américain. Ce côté contemplatif demeure chez Burtynsky à l’ère digitale. Sa recherche de lieux symboliques et souvent menacés implique de nombreuses collaborations», explique Enrica Vigano, commissaire de l’exposition.

Dans une perspective surplombante permettant de rendre le paysage abstrait, un ensemble d’instantanés dévoilent les sables bitumineux captant des quantités atmosphériques d’eau non récupérable au Canada. Cette catastrophe environnementale se traduit à travers de médusants reliefs abstraits. Dès lors, quelle serait la différence avec les images grandioses de La Terre vue du ciel du Français Yann Arthus-Bertrand? Elle se logerait dans la conception du travail. Activiste subliminal selon ses termes, Burtynsky base sa démarche sur des recherches au long cours autour des cycles de vie de l’or noir et de l’eau.

Ainsi, son étude du fleuve Colorado rappelle que dans les années 1920, sept Etats américains ont signé un accord de partage de cette ressource. Cela pour permettre une agriculture intensive dans des zones arides jusqu’à tarir le fleuve et son delta. Un non-sens écologique et en matière de développement durable. Il se traduit à l’image par la cicatrice brunie du lit fluvial fantomatique scarifiant le paysage.

Sur les rives saturées de toxiques du Gange se pressent 100 millions d’Hindous lors du plus grand pèlerinage au monde, le Kumbh Mela, que l’artiste immortalise en mode panoramique. Parcourant les cinq continents, l’homme d’images ne nous confronte pas uniquement à la pollution aquatique, conséquence de l’anthropocène. L’ultime section de l’exposition, Source, revient ainsi sur le paysage pur, mettant en relief la force tellurique de cet élément vital. Avant de dresser un bilan quant à l’impact de l’humanité sur la nature.

Dans le catalogue, le photographe dit espérer que ces photos «stimuleront un processus de réflexion sur quelque chose d’essentiel à notre survie… que nous considérons souvent comme acquis.» Pour Enrica Vigano, il s’agit de clore le parcours sur une tonalité plus positive en compagnie des montagnes sacrées canadiennes et d’eaux islandaises. Autant de lieux où la nature «démontre sa générosité dans la reproduction de l’eau», malgré une désertification insulaire qui menace l’Islande.

Le regardeur est placé ici face à un dilemme, tiraillé entre attraction plastique et effroi environnemental

Dès lors, ce qui intrigue est bien cette tension entre beauté plastique et réalité de biotopes profondément et irrémédiablement dégradés. Selon l’intuition d’Enrica Vigano, le regardeur est placé ici face à un dilemme, tiraillé entre attraction plastique et effroi environnemental, le «sublime industriel» et sa ruine. Par ailleurs, le photographe reconnaît que ses vues topographiques font écho à ses peintres préférés, comme le romantique allemand Caspar David Friedrich ou l’Américain Richard Diebenkorn et son abstraction aux géométries linéaires de paysages émotionnels. Son travail s’inscrit aussi dans le formalisme esthétique de la photographie américaine de paysage des XIXe et XXe siècles, et les pionniers Eadweard Muybridge, Carleton Watkins et Frederick Sommer.

Parmi les grands clichés macros, on relève l’aquaculture pratiquée en Chine grâce à des cités flottantes produisant une grande diversité d’espèces. Les traditionnelles rizières en terrasses offrent des impressionnantes vedute (peintures très détaillées de panoramas) de surfaces irisées et miroitantes. L’oeuvre laisse place à une narration contée par une palette de couleurs et une intensité de lumière rigoureusement retravaillées par l’artiste.

Au Texas, l’irrigation à pivot central permet d’optimiser la distribution d’eau tout en formant d’étranges cercles au sol. La variété des sites est extraordinaire. On y croise deltas aux motifs géométriques, géoglyphes, formes biomorphiques, puits rectilignes. L’eau est aussi évaporée des images, quand le photographe cadre les marqueurs de son manque et de sa disparition, visant à une forme d’absence-présence. Aux yeux d’Edward Burtynsky, le rôle de l’artiste reste de faire comprendre et accepter notre impact collectif sur un monde mis en pièces. Cela afin de favoriser une action pour sa préservation.

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2022-12-07T08:00:00.0000000Z

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