Le Temps epaper

Dans l’angle mort de la fiscalité franco-suisse

Deux frères français pensaient hériter de 200 000 euros de leur petit-cousin, décédé dans un EMS suisse. Mais après les impôts et divers frais, il ne leur est resté que 15 000 francs. Leur cas spécifique échappe aux différents moyens prévus pour régler le

SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

Deux frères héritent de leur cousin suisse et sont taxés à… 115%. C’est ainsi que le quotidien français Le Parisien décrivait fin novembre la mésaventure de deux Français, héritiers de deux comptes bancaires appartenant à leur défunt petit-cousin, décédé fin 2018 dans un EMS suisse. L’un des comptes, hébergé en France, a été taxé deux fois, par la Suisse puis par la France. Les deux pays n’ont plus de convention fiscale censée régler les doubles impositions depuis 2015 et aucun n’a voulu renoncer à une partie de son impôt dans ce dossier particulier.

Comment est-il possible que les deux héritiers aient dû payer 143000 euros d’impôt pour recevoir le compte français de leur parent, qui contenait 125000 euros? Simplement car l’administration suisse a prélevé 55% de la valeur du compte et son homologue française, 60%, ce qui a obligé les frères à débourser 18000 euros de leur poche. L’autre compte du petit-cousin, qui hébergeait en Suisse l’équivalent de 90 000 euros, a également été taxé en Suisse, à 55%, pour finalement laisser, après déduction des divers frais, environ 15 000 euros aux deux frères. L’un d’eux a remué ciel et terre pour faire évoluer la situation, s’adressant même au président français, Emmanuel Macron, mais en vain.

Les deux pays sont dans leur droit

Car les deux pays sont dans leur bon droit dans ce dossier «très spécifique», estiment Philippe Mantel et Alexandre Bardot, fiscalistes à Genève. Le défunt étant résident helvétique, «la Suisse a le droit de taxer ses deux comptes et la France a aussi tout à fait le droit de taxer son compte français. Mais le canton concerné aurait pu renoncer à son droit d’imposer le compte bancaire français ou au moins déduire l’impôt suisse de la base imposable en application du principe de l’imposition selon la capacité contributive», c’est-à-dire en prenant en compte la situation personnelle des héritiers et leurs moyens, précisent les deux spécialistes.

Les liens de famille entre le défunt en Suisse et les héritiers en France étaient très distants – au 4e degré, ce qui implique généralement un taux d’impôt élevé en cas de succession, d’au maximum 60% en France et de 54% à Genève (où seuls les héritages en ligne directe sont exempts d’impôt). En outre, la convention contre les doubles impositions en matière de successions qui liait les deux pays – et aurait pu éviter cet imbroglio – a été dénoncée par Paris avec effet au 31 décembre 2014. Des négociations sur un nouvel accord n’ont pas abouti. Mais même sans convention, un crédit d’impôt aurait pu être accordé, estime-t-on côté suisse.

«La pratique française diffère des standards internationaux» THIERRY BOITELLE, FISCALISTE

Contacté, le Ministère français des finances estime que l’impôt payé en Suisse sur le compte tricolore ne peut pas être retranché de l’impôt français, car l’Hexagone a le droit de taxer la transmission de biens situés en France à un résident fiscal français. Avant de souligner que la Suisse aurait pu déduire l’impôt français prélevé sur les avoirs situés outre-Jura.

«La pratique française diffère des standards internationaux, estime pour sa part le fiscaliste Thierry Boitelle. Ces normes prévoient qu’un héritage, comme une donation, soit taxé dans le pays de résidence du défunt, ou du donateur. Mais la France taxe en outre les héritiers et ce que l’on appelle les biens meubles, dans ce cas les comptes bancaires. Enfin, la loi prévoit une exception qui permet de ne pas accorder de crédit d’impôt, car celui-ci ne s’applique que pour les biens situés hors de France. Un compte bancaire en France, comme il en existe dans le cas de ces deux frères héritiers, ne fait donc pas l’objet d’un crédit d’impôt.»

Cette pratique reflète selon lui une volonté de lutter contre les exils fiscaux: «Si un exilé fiscal a des enfants ou des biens en France, ils seront ponctionnés par l’Etat français au moment de la succession. Même chose s’il détient un compte bancaire, un contrat d’assurance vie, de l’immobilier ou même des actions de sociétés françaises, qu’il s’agisse d’une PME familiale ou d’un grand groupe coté en bourse.»

Des valeurs mobilières liées à des entreprises françaises peuvent entraîner une taxation en France lors d’une succession, même lorsque le défunt est un non-résident, et aussi si ces titres sont détenus via un compte dans une banque helvétique, précise le fiscaliste genevois. Il observe par ailleurs une nouvelle vague de migration fiscale vers la Suisse, en réponse à l’augmentation de la pression fiscale dans les pays voisins.

Economie & Finance

fr-ch

2022-12-07T08:00:00.0000000Z

2022-12-07T08:00:00.0000000Z

https://letemps.pressreader.com/article/281715503648401

Le Temps SA