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L’ambassadeur qui ne sera plus jamais neutre

Témoin de l’invasion de l’Ukraine, Claude Wild incarne une Suisse qui tente de réinventer sa neutralité. En rotation à Berne, il raconte son quotidien à Kiev

SIMON PETITE @simonpetite

Le 24 février, 5h du matin à Kharkiv, ville ukrainienne proche de la frontière russe. L’ambassadeur suisse Claude Wild est réveillé par le coup de fil d’une collègue restée à Kiev. Des missiles frappent la capitale de l’Ukraine. «Je ne l’ai d’abord pas crue. Vladimir Poutine n’avait pas osé.» Puis, trente secondes après, trois explosions font trembler l’hôtel de Kharkiv.

Ce diplomate chevronné aura mis moins d’une minute pour réaliser qu’il se réveillait dans un nouveau monde. «Nous nous préparions à un conflit localisé dans le Donbass [l’est de l’Ukraine, ndlr]. A nos yeux, le principal danger était que les investisseurs fuient le pays et que l’économie s’effondre. Les Américains venaient d’évacuer une partie de leur ambassade. Je ne voulais pas contribuer à cette dramatisation et renoncer à cette mission à Kharkiv, où je m’apprêtais à visiter des entreprises suisses», se remémore le diplomate. Retour en catastrophe à Kiev, avant une évacuation par les forces spéciales suisses fin février, alors que l’armée russe menace la capitale d’encerclement.

«On s’habitue à tout»

Depuis le mois de mai, l’ambassadeur et son équipe sont revenus à Kiev où ils se relaient. Le dispositif est inédit. Ancien officier ayant effectué des missions de maintien de la paix en Namibie et au Sahara occidental au début des années 1990, Claude Wild retournera à Kiev ce dimanche sans appréhension. «Je n’avais pas signé pour une mission de guerre, sans ma famille, ce qui est devenu la réalité du poste à Kiev depuis le 24 février 2022», dit toutefois ce père de deux enfants adultes. «Mais bizarrement, on s’habitue à tout», soupire le diplomate, actuellement en Suisse dans le cadre d’une rotation.

Décrit comme carré mais à l’écoute, le chef se soucie surtout de ses collaborateurs, une dizaine de Suisses et une trentaine d’Ukrainiens. «Chacun d’eux est directement touché: leurs proches ont fui l’Ukraine, leur cousin est mort au front, l’entreprise où travaillait leur conjoint a fermé. La guerre est aussi une addition de drames personnels. Chacun de ces destins vous touche.»

Sur place, les nouvelles sont mauvaises. Des dizaines de missiles russes ont de nouveau visé l’Ukraine mardi, après une semaine plutôt calme. «Il y a 80% de fausses alertes: les missiles survolent la région de Kiev pour aller s’abattre ailleurs en Ukraine. Nous ne descendons dans les abris qu’après avoir entendu les premières explosions. Autrement, nous ne pourrions plus travailler. C’est aussi une question de santé mentale», relate Claude Wild.

Les choses se compliquent quand l’ambassadeur court les réunions avec les autorités ukrainiennes ou avec d’autres pays donateurs ou qu’il est en voyage de service sur le terrain, soutenant un pays constamment au bord du gouffre. En soirée, la vie à Kiev est plutôt monacale et le quotidien est rythmé par les coupures d’électricité annoncées ou non. Les employés suisses ont été relogés dans des appartements à moitié vides près de l’ambassade.

Autant dire que Claude Wild se sent en décalage dans l’aile ouest du Palais fédéral, siège de la diplomatie suisse, où l’excitation monte avant la double élection au Conseil fédéral de ce mercredi. A Berne, la prise de conscience des bouleversements provoqués par l’invasion de l’Ukraine a été plus graduelle. Il avait fallu des jours d’atermoiements, de pressions européennes et américaines avant que le Conseil fédéral s’aligne sur les sanctions économiques contre Moscou. Témoin direct de l’invasion de l’Ukraine, Claude Wild est devenu le visage d’une Suisse qui tente de réinventer sa neutralité.

Le ton posé de l’ambassadeur tranche avec son verbe. Claude

Wild dénonce le «terrorisme» des missiles russes ou la «négation de l’existence même de l’Ukraine». Mais en évoquant la neutralité, peu intelligible pour les Ukrainiens et politiquement sensible en Suisse, il soupèse chacun de ses mots. «Le droit de la neutralité nous impose de ne soutenir militairement aucun des deux camps. Mais elle ne signifie pas l’équidistance entre l’agresseur et la victime.» Et d’énumérer: «Sur les valeurs et le droit international, nous sommes du côté de l’Ukraine. Nous lui apportons une aide massive, mais pas à la Russie responsable de l’agression et contre laquelle nous appliquons des sanctions. La Suisse accueille aussi des dizaines de milliers de réfugiés ukrainiens.»

«La diplomatie continue»

Vis-à-vis de Moscou, où il fut en poste il y a une vingtaine d’années, l’ambassadeur a pris la tangente et a perdu les contacts noués sur place. «Mes collègues diplomates russes répètent les mensonges de leur gouvernement. J’ai mal pour eux», lâche-t-il. Le quinquagénaire, entré en diplomatie il y a 30 ans, dit avoir pris conscience des «limites» de sa profession. «Je n’aurais jamais cru qu’une guerre d’une telle ampleur puisse se dérouler en Europe et être menée par l’un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, au mépris de l’architecture de sécurité construite après la Seconde Guerre mondiale.»

Un ambassadeur désillusionné? «La diplomatie continue de jouer un rôle dans cette guerre. C’est ce que la Suisse a fait en lançant la conférence de Lugano l’été dernier pour amorcer la reconstruction», explique Claude Wild. Quant à d’éventuelles négociations de paix, l’ambassadeur estime que les conditions ne sont «même pas mûres pour une trêve alors que les combats sont très sanglants». «A quel moment le prix du sang deviendra trop lourd pour les Ukrainiens? Je n’en sais rien mais je suis certain que ce n’est pas aux chancelleries étrangères d’en juger», assène-t-il. Claude Wild sait qu’il ne sera sûrement plus à Kiev pour assister à d’éventuels pourparlers. Il sera appelé à Strasbourg auprès du Conseil de l’Europe courant 2023. Ainsi va la vie d’un ambassadeur. Mais Claude Wild en est convaincu: «Je resterai marqué par l’Ukraine».

«Nous ne descendons dans les abris qu’après avoir entendu les premières explosions»

CLAUDE WILD, AMBASSADEUR SUISSE

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2022-12-07T08:00:00.0000000Z

2022-12-07T08:00:00.0000000Z

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