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La place Rouge «à la portée» des Ukrainiens

Pour le deuxième jour consécutif, des drones ont touché des installations militaires à l’intérieur des frontières russes. Au risque d’une escalade, comme le craignent les Occidentaux?

LUIS LEMA @luislema

C’est sans doute l’une des attaques les plus audacieuses entreprises jusqu’ici par l’Ukraine. Lundi, deux de ses drones se sont enfoncés sur plusieurs centaines de kilomètres en territoire russe pour viser deux bases militaires aériennes, à Diaguilevo et Engels. Le lendemain, mardi, l’opération se répétait à Koursk, plus près de la frontière ukrainienne: non loin d’un aérodrome militaire, des dépôts de carburant auraient ainsi pris feu après qu’ils ont été attaqués à leur tour par un ou plusieurs drones ukrainiens.

Ce n’est pas la première fois que des explosions mystérieuses se produisent à l’intérieur des frontières russes. Mais pareille utilisation de drones n’avait pour l’heure jamais été signalée. «Même la place Rouge [à Moscou] est désormais à leur portée», s’alarmaient des analystes militaires russes sur un compte de réseaux sociaux proche du Kremlin.

Révélée uniquement par les images satellites dans un premier temps, l’attaque de drones de lundi a été ensuite confirmée par le Ministère russe de la défense. Selon Moscou, qui reconnaît la mort de trois militaires, ces drones auraient été néanmoins abattus en vol, et les dégâts qu’ils auraient provoqués seraient minimes. Des vieux drones Strizh datant de l’époque soviétique et qui servaient, dans les années 1970, de cibles d’entraînement pour les avions de chasse, comme l’affirment les Russes? Si tel est le cas, ces drones auraient été modifiés de fond en comble afin d’accroître leur portée et de pouvoir ainsi frapper profondément dans le territoire russe.

Bombardiers endommagés

Jusqu’ici, les attaques ukrainiennes visant les bases russes s’étaient limitées à des lieux beaucoup plus proches de la frontière, particulièrement dans la péninsule de Crimée, où des drones kamikazes «bricolés» s’en étaient pris notamment à la flotte russe de la mer Noire. Ici, cependant, les distances sont bien supérieures. La base militaire d’Engels est située à moins de 150 kilomètres du centre de Moscou.

Contredisant les déclarations officielles, des images satellites ont montré de gros dommages sur au moins deux bombardiers stratégiques Tupolev Tu-95. Ces engins, capables de transporter des charges nucléaires, sont fortement mis à contribution pour l’envoi des missiles qui s’abattent aux quatre coins de l’Ukraine, visant notamment le réseau électrique civil ukrainien.

Oleg Tsaryov, un homme politique ukrainien pro-russe aligné derrière Vladimir Poutine, s’est emporté sur les réseaux sociaux: «Au cas où quelqu’un ne l’aurait pas compris, ces attaques [ukrainiennes] sont du même niveau que celles qui ont endommagé le pont de Crimée. Elles sont peut-être plus graves encore, étant donné leurs aspects internationaux.» L’homme, qui est un défenseur acharné de la Novorossia, soit l’annexion russe de tout le sud de l’Ukraine, ne s’attardait pas sur ces dangereux «aspects internationaux». Mais sa référence au pont de Kertch – construit à grands frais sur ordre de Vladimir Poutine pour relier la péninsule annexée de Crimée au territoire russe – était, elle, on ne peut plus claire: son explosion début octobre avait été perçue comme un énorme revers pour Moscou. Et elle avait provoqué de nombreuses représailles russes.

Dans l’immédiat, l’amélioration des drones, promise depuis des mois par les militaires ukrainiens ainsi que par le constructeur d’armes Ukroboronprom, semble avoir mis en lumière une fois de plus les failles du dispositif militaire russe. Ces drones ont survolé la Russie sur des centaines de kilomètres, et ils ont de surcroît atteint (au moins en partie) leur objectif malgré les systèmes de défense protégeant en théorie les bombardiers russes. «Cette fois, la guerre est lancée contre Poutine!» s’exclame sur son blog l’ancien officier et analyste militaire australien Mick Ryan.

La tentation des missiles

La plupart des alliés occidentaux de l’Ukraine ont rechigné à lui fournir jusqu’ici des armements avec lesquels elle pourrait frapper des cibles sur le territoire de la Russie. La raison mise en avant concerne le risque d’escalade si des objectifs étaient détruits en Russie avec des systèmes d’armement américains ou français. Le Wall Street Journal vient ainsi de révéler que les EtatsUnis avaient altéré la vingtaine de systèmes de lance-roquettes multiples (Himars) qu’ils ont délivrée à l’armée ukrainienne. Le but de cette altération? Eviter que les Himars soient à même de lancer des missiles à plus longue portée qui pourraient atteindre, précisément, des cibles situées profondément en territoire russe. Les roquettes actuelles n’ont qu’une portée inférieure à une centaine de kilomètres. La distance pourrait tripler si les Himars étaient munis de missiles.

Avant de délivrer leur matériel, les Américains avaient pris soin d’obtenir des promesses en ce sens de la part des autorités de Kiev. Jusqu’ici, ces engagements ont été tenus. Mais avec l’arrivée de l’hiver, et la possibilité que les fronts se figent en raison du froid, les militaires américains semblent craindre que la tentation ne devienne trop grande, face aux salves de missiles russes qui s’abattent sur l’Ukraine. Paradoxalement, la Russie n’a toujours pas déclaré officiellement son entrée en guerre contre l’Ukraine, semblant considérer comme naturel que son propre territoire reste à l’abri des combats tandis que se poursuit la dévastation de l’Ukraine.

«Cette fois, la guerre est lancée contre Poutine!» MICK RYAN, ANCIEN OFFICIER ET ANALYSTE MILITAIRE AUSTRALIEN

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2022-12-07T08:00:00.0000000Z

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