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Art brut et bande dessinée font bon ménage, la preuve à Lausanne

L’art brut explose les normes esthétiques mais peut rentrer dans les cases du 9e art. A Lausanne, une exposition explore pour la première fois les liens entre ces deux univers à travers les oeuvres de 34 artistes internationaux

ANTOINE DUPLAN @duplantoine

Quand, à la fin des années 1940, le peintre Jean Dubuffet définit l’art brut, il se réfère à des créateurs qui, vierges de culture artistique, tirent leurs sujets, leurs matériaux, leurs approches de leur «propre fond» et «non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode». Il est vrai que les marginaux, les vagabonds, les personnes institutionnalisées ne fréquentent guère les galeries et les théâtres. Mais ils sont forcément en contact avec les bandes dessinées qui égaient les journaux. Il est vrai aussi qu’à l’époque la bande dessinée n’est pas encore considérée comme un art…

Pour la première fois, une exposition explore les liens entre les deux univers, la bande dessinée, art populaire très codifié, et l’art brut, qui se crée en toute liberté dans la solitude. C’est à la Collection de l’art brut Lausanne que la rencontre se déroule à travers 270 oeuvres, dont 75 issues du fonds propre, les autres prêtées ou issues d’ateliers comme la «S» Grand Atelier ou La Mano au Japon et rarement présentées.

Sexes cyclopéens

Sarah Lombardi, directrice de la Collection, observe qu’en matière d’art brut l’écrit et l’image cohabitent de façon non hiérarchique. Pour Erwin Dejasse, commissaire de l’exposition, la bande dessinée est souvent décrite comme un média de masse quand l’art brut renvoie à la solitude de l’artiste insoucieux de plaire au public. Par ailleurs, l’art du XXe siècle a mis de côté le récit (portrait, scènes historiques, religieuses ou mythologiques…) et l’art contemporain a imposé le «tabou du narratif», tandis que la bande dessinée, même expérimentale (les recherches de l’Oubapo) perpétue une forme de récit, fût-il embryonnaire.

Les oeuvres exposées se révèlent sur un mode crescendo, comme si on passait des schtroumpfs à Druillet. La visite commence avec Frank Johnson qui, entre 1928 et 1978, a rempli de strips 28 cahiers spiralés. Inspirés par les comics de son temps (Gasoline Alley, Blondie), Wally’s Gang chronique la vie d’un groupe de copains du Middle West. L’auteur n’a jamais montré à personne ces bandes, découvertes dans une boîte à cigares après sa mort.

Sur de grandes feuilles, Clemens Wild célèbre les personnes invisibilisées à travers des cases adoptant un mouvement circulaire. Hein Dingemans a deux sujets de prédilection: les aborigènes d’Australie et les hard rockers dont il crayonne furieusement les sexes cyclopéens, les bagarres et les coïts. Dès l’âge de 35 ans, Gustav Severs a été interné dans différents hôpitaux psychiatriques allemands. En 16 cases aquarellées, il raconte sa vie, la violence de l’institution, son envie de fumer une pipe et de manger des saucisses. La dernière case le représente marchant vers l’horizon, un rêve de liberté qui ne s’est jamais réalisé puisqu’il est mort en 1941 dans un camp de concentration… Il a aussi dessiné 125 fois l’hôpital de Göttingen tel qu’il le voyait depuis sa fenêtre.

A Chicago, Henry Darger a laissé 15 000 pages dactylographiées et 300 rouleaux aquarellés qui racontent L’Histoire des Vivian Girls dans ce que l’on appelle les Royaumes de l’Irréel…, une saga inspirée de la guerre de Sécession dont le graphisme renvoie aux estampes japonaises et aux délicatesses du préraphaélisme. En 1910, le cordonnier Jean-Jacques Liabeuf, amoureux d’une prostituée, a été condamné à tort pour proxénétisme. Ivre de vengeance, il bute un flic et en blesse quatre autres. Il est condamné à mort. Le matin de son

Gustav Severs a dessiné 125 fois l’hôpital où il était interné

exécution, il confie à son «excellent défenseur» sept dessins racontant par le texte et l’image sa tragique destinée – ainsi qu’un impossible rêve d’évasion en dirigeable.

L’affiche de l’exposition, cette femme rouge de colère hurlant au téléphone, est due à Denis Boudouard, lui aussi sujet à des crises de rage, mais doté de facultés visuo-motrices exceptionnelles. Affecté au tri des cartons usagés au sein d’un centre hospitalier, Jean Leclercq y a trouvé le support des oeuvres dans lesquelles il réinvente les vignettes de la bande dessinée franco-belge, Lucky Luke, Bob et Bobette, Gil Jourdan ou Blake et Mortimer – étrange portrait dans lequel le capitaine a une casquette de cuir noir pour backroom et le professeur une oreille comme un goitre creux…

Ode à une muse

Les super-héros ont naturellement droit de cité dans l’art brut. Chanteur folk lo-fi admiré par les plus grands, Daniel Johnston, diagnostiqué maniacodépressif, a fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique. Ses dessins renvoient à l’imaginaire des comics Marvel avec Hulk ou Captain America, tandis qu’au Japon les oeuvres se ressentent de l’esthétique du manga. Marqué par Dragon Ball ou Battle Royale, Katsutoshi Kuroda produit à une vitesse hallucinante des récits de samouraïs débordant de violence. Plus romantique, Tomoyuki Hirano dédie ses images à Mihosan, sa muse – membre du personnel d’encadrement de l’atelier. Les autres personnages ne l’intéressant pas, il les réduit à une forme géométrique parfois agrémentée d’un emblème. Ainsi le cuisinier se résume-t-il à un rectangle et un bonnet…

Quant à Yuichi Nishida, il se destinait à devenir mangaka. Rebuté par la récurrence incessante des personnages et des décors, il s’est dirigé vers une forme d’abstraction figurative, résillant ses vastes feuilles de traits fins évoquant des filets de pêche entremêlés ou des agglomérats de myodésopsies couvant de pâles fantômes. Vertigineux… ■

A voir: «Art brut et bande dessinée», Collection de l’art brut, Lausanne, jusqu’au 26 février. artbrut.ch

A lire: «Art Brut et bande dessinée», sous la dir. d’Erwin Dejasse et Sarah Lombardi, Atrabile/Collection de l’Art Brut, 160 p.

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