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«Le capitalisme durable, c’est la finance à l’envers»

La finance verte est pour Julien Lefournier, vétéran des salles de marché et consultant, une illusion dangereuse: elle entretient la chronique de l’échec de la lutte contre le réchauffement climatique

PROPOS RECUEILLIS PAR ANNE BARRAT @letemps

Pour Julien Lefournier, vétéran des salles de marché et auteur de «L’Illusion de la finance verte», la finance durable entretient la chronique de l’échec de la lutte contre le réchauffement.

Julien Lefournier a passé vingtcinq ans dans les salles de marché (chez Société Générale, Merrill Lynch, ou encore Crédit Agricole). Il a cosigné avec Alain Grandjean, associé fondateur du cabinet de conseil dans la transition énergétique Carbone 4, L’Illusion de la finance verte. Il écrit dans cet ouvrage publié en 2021: «La finance verte, ce n’est donc pas un petit pas vers la résolution du drame climatique. C’est un surplace. Une inertie qui aggrave par effet de stock la situation climatique.» Le ton est donné.

La finance en fait-elle assez pour le climat? Ce n’est pas à la finance d’organiser la lutte contre le climat. On ne peut blâmer la finance de ne pas en faire assez pour le climat, on peut en revanche lui reprocher la promesse, qu’elle utilise à des fins commerciales, d’en faire beaucoup – c’est le rôle cosmétique de la finance dite «verte». Il y a un contraste saisissant entre ce que la finance autoproclamée verte ou durable donne l’impression de faire pour la transition énergétique et ce qu’elle fait réellement, presque rien. Cela étant dit, son champ d’action est fondamentalement limité: le paradigme universel de la finance, qui est de maximiser le rendement ajusté du risque, s’applique encore et toujours. Cet objectif, qui s’accompagne d’une exigence de liquidité et de court-termisme, est intrinsèquement incompatible avec l’horizon de long terme et le surcoût de la lutte contre le réchauffement climatique. La question est donc: la finance verte fait-elle le maximum dans la limite de ce qu’elle pourrait faire, par définition à court terme, au mieux à moyen terme?

Est-ce le cas, la finance verte fait-elle le maximum? Faire le maximum consisterait à investir principalement, sinon exclusivement, dans des entreprises et des projets à impact positif. Ce n’est que marginalement le cas aujourd’hui. Et ce, pour une raison très simple, ces projets présentent généralement un surcoût qui pénalise la performance globale de l’investissement. Or, la préférence pour la soutenabilité est toujours subordonnée à la performance financière. Une préférence, «toutes choses égales par ailleurs», qui ne veut plus rien dire. Car la responsabilité fiduciaire impose de gérer au mieux les intérêts financiers des clients, autrement dit le capital financier (ni le capital naturel ni le capital humain, qui ne sont d’ailleurs pas mesurés). Par conséquent, sauf à ce qu’un investisseur demande expressément, dans le cadre d’un mandat de gestion, à exclure telle ou telle entreprise spécifique, la gestion par défaut exclut le véritable investissement responsable. Ce dernier est, par définition, fondé sur des critères extra-financiers indépendamment des objectifs de performance financière et donc de l’intérêt financier de l’investisseur lui-même. Cela explique pourquoi la vaste majorité des fonds continuent à regorger de valeurs de producteurs d’énergies fossiles.

Même quand ces projets et entreprises sont labellisés conformes aux normes ESG (environnementale, sociale et de gouvernance)? L’approche ESG n’est pas la révolution que l’on prétend, les financiers ont toujours intégré l’ensemble des facteurs de risque disponibles dans leur gestion. Par ailleurs, les notations ESG ont été vidées d’une grande partie de leur substance: elles ne s’intéressent pas à l’impact des entreprises sur le «monde extérieur» mais seulement à l’impact de ce dernier sur l’entreprise.

Les Etats-Unis ont joué un rôle actif dans ce dévoiement et ont permis l’avènement de ce nouveau «business vert», plus rémunérateur, à destination des millennials. C’est la logique du label ISR (investissement socialement responsable), qui est actuellement en refonte. Il y a ici une situation de type double contrainte: plus on est exigeant sur la sélection des investissements, plus on réduit son espérance de rendement – ajusté du risque – par rapport aux fonds non labellisés qui n’ont pas ces contraintes supplémentaires. Le paradoxe est résolu en faveur de la préservation de l’espérance de rendement, de sorte qu’on maximise le nombre de fonds éligibles, et le verdissement apparent de la finance.

Ces fonds n’auraient donc de vert que le nom? On trouve l’action du gérant français des hydrocarbures TotalEnergies (qui dispose d’une belle notation ESG) dans plus de 80% des fonds ISR. Si un gérant excluait purement et simplement des valeurs pétrolières d’un portefeuille et que son concurrent ne le fait pas, il sera potentiellement moins performant. Donc il ne le fait pas. Le coût d’opportunité est trop élevé. C’est exactement la configuration de marché que l’on observe aujourd’hui et qui provoque une énorme crispation. Certains fonds ESG se vident. Récemment, aux Etats-Unis, de gros gérants américains (BlackRock, JP Morgan, State Street) ont été accusés par le Texas de ne pas assez soutenir le secteur des énergies fossiles. Ils ont tous assuré avoir continué à le faire tout en poursuivant leurs objectifs de durabilité à long terme. Ce qui revient à dire que la souveraineté énergétique des EtatsUnis, basée sur le pétrole et le gaz de schiste, est compatible avec la finance verte. La menace des banques américaines de quitter la Glasgow Financial Alliance for Net Zero (une initiative menée par Mark Carney, conseiller financier du premier ministre britannique pour la COP26) participe de la même clarification. Les masques tombent…

La transition climatique ne se fera pas en un jour. Des compromis ne sont-ils pas inévitables? Un compromis ne revient pas à changer de nom ou à ajouter un adjectif (vert, durable, responsable, etc.) tout en continuant à faire la même chose qu’auparavant.

Quand Larry Fink, le patron de BlackRock, déclare dans sa lettre aux actionnaires au début de cette année: «Nous nous concentrons sur la durabilité non pas parce que nous sommes des écologistes, mais parce que nous sommes des capitalistes et des fiduciaires pour nos clients», il se moque de nous.

Il vaut mieux écouter Tariq Fancy, l’ancien responsable des investissements durables de Blackrock. Il avait créé un électrochoc en août 2021 en qualifiant l’investissement durable de «dangereux placebo qui nuit à l’intérêt public»: la plupart des entreprises ont quelques initiatives vertes éligibles grâce auxquelles elles peuvent lever des obligations vertes pour financer des projets spécifiques sans modifier leurs plans globaux. Et rien ne les empêche de poursuivre des activités résolument non vertes avec leurs autres sources de financement.»

Le compromis n’est pas possible: la transition nécessaire, systémique, l’ampleur des dépenses à engager nécessitent une planification écologique et une programmation budgétaire hors du ressort du grand casino financier. Pour rendre les marchés pertinents, il faudrait commencer par une fiscalité discriminante entre vert et brun (fossile), mais plus fondamentalement changer la contribution de la finance via une révolution comptable écologique.

Est-ce à dire que les solutions d’investissement vendues comme vertes ne le sont pas? Les solutions dites «vertes» résultent généralement d’une cuisine à base de notations ESG qui présente l’apparence de verdure pour cacher, avec plus ou moins de talent (cf. les enquêtes sur DWS), la réalité carbonée. Un gérant typique conservera plus de 90% de l’univers investissable et son fonds sera corrélé à 99% à l’indice du marché. Les concepts «mobilisateurs» pour le public, dont on veut faire les poches, sont creux et mal définis. Ils sont utilisés comme une arme de désinformation massive.

«On ne peut blâmer la finance de ne pas en faire assez pour le climat, on peut en revanche lui reprocher la promesse, qu’elle utilise à des fins commerciales, d’en faire beaucoup»

S’agit-il d’une supercherie ou d’un problème de qualité des informations disponibles sur les entreprises? L’argument brandi de la difficulté à avoir des données fiables de la part des entreprises n’est qu’un prétexte. De grandes quantités d’informations sont disponibles. La directive européenne sur la publication d’informations en matière de durabilité (CSRD) va dans le bon sens en introduisant des notions d’objectifs climatiques, de plans d’action et en faisant référence à l’Accord de Paris. Mais si l’information est une condition nécessaire, elle n’est pas suffisante. Attention à la mythologie néolibérale qui exige de l’information, comme si cela suffisait à changer le monde. Pour un résultat, il faut contraindre les marchés par la réglementation. Pendant qu’on discute de ces normes techno-bureaucratiques, l’atmosphère se remplit de gaz à effet de serre mais les investisseurs gagnent de l’argent…

«Le «capitalisme durable» est incompatible avec une rentabilité élevée… tout en prenant plus de risques»

Au détriment de la performance à long terme donc? Oui, la seule performance qui importe en finance est celle à court terme. L’argument du long terme est fallacieux. Les business plans des entreprises sont réalisés sur la base de projections des flux de trésorerie à trois ans, tout au plus à cinq ans en général. Il ne faut pas oublier que l’actualisation financière écrase le futur. Cent euros dans vingt ans, actualisés à 15%, valent 6 euros aujourd’hui, c’est-à-dire quasiment zéro. La performance à long terme est un discours.

Est-ce à dire qu’il n’y a pas de finance verte possible? Une finance verte supposerait que les investisseurs acceptent de prendre leur part du surcoût de cette transition. Aussi, le «capitalisme durable» est incompatible avec une rentabilité élevée… tout en prenant plus de risques. C’est la finance à l’envers! On comprend pourquoi cela ne marche pas. Les investisseurs rechignent à financer des projets qui ne rapportent pas le rendement demandé (80% des projets de décarbonation ne sont pas jugés «avantageux»). La solution ne peut pas venir de l’intérieur.

Est-il possible de changer la donne? A quelles conditions? Les marchés ne nous sauveront pas seuls… Il faut sortir de l’incertitude maximale du moment et les guider le plus possible avec une feuille de route crédible pour une transition élaborée démocratiquement. Il faut mobiliser l’ensemble de nos politiques économiques, monétaires et fiscales pour franchir cet obstacle civilisationnel.

En attendant, il faut saluer ceux qui travaillent sans tricher et avec sérieux – finance solidaire et finance (véritablement) à impact – mais à une échelle qui n’est pas celle du problème climatique. Et il faudrait aussi arrêter le greenwashing systémique et systématique des autres acteurs, qui sèment la plus grande confusion dans les esprits, surfant sur une vague marketing après l’autre.

Lundi Finance

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2022-09-26T07:00:00.0000000Z

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