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Climat et finance sont liés par un équilibre de Nash

Les objectifs de pérennité à long terme du climat s’opposent à ceux de rentabilité à court terme de la finance. Pour que la finance devienne verte, des politiques macroéconomiques intermédiaires sont nécessaires

BRUNO JACQUIER RESPONSABLE DE LA RECHERCHE, ATLANTIC FINANCIAL GROUP

Les objectifs de pérennité à long terme du climat s’opposent à ceux de rentabilité à court terme de la finance. Exposé des pistes réglementaires et fiscales pour sortir de cet équilibre sous-optimal.

A l’heure où la finance cherche à limiter son impact négatif sur le climat, les passionnés de littérature et de cinéma auront plaisir à se plonger dans la biographie de John Nash, Un Cerveau d’exception. Ce livre, écrit en 1999 par Sylvia Nasar, ancienne journaliste économique pour le New York Times, a été adapté pour le grand écran deux ans plus tard par Ron Howard. Les investisseurs y trouveront également un intérêt dans la mesure où climat et finance forment un équilibre de Nash. Ni le climat ni la finance ne sont des jeux, mais la théorie des jeux peut aider à résoudre le dilemme qui les oppose fondamentalement.

Pour mémoire, Nash s’est intéressé aux situations non coopératives et a démontré que les intérêts individuels s’opposent aux intérêts collectifs. Un équilibre de Nash est une situation d’équilibre sous-optimal dans laquelle aucun des acteurs (nommés joueurs en théorie des jeux) ne peut trouver de meilleure stratégie, compte tenu des stratégies choisies par les autres joueurs.

Le dilemme du prisonnier est l’exemple le plus répandu. Ainsi, deux individus ayant commis un vol sont arrêtés. Incarcérés dans deux cellules différentes sans pouvoir communiquer, on leur présente le choix suivant: «Si tu dénonces ton complice et qu’il ne te dénonce pas, tu seras remis en liberté et l’autre écopera de la peine maximale (10 ans de prison); si chacun de vous dénonce son complice, vous irez tous les deux en prison pour une durée réduite (5 ans); enfin, si aucun de vous ne dénonce l’autre, vous serez condamnés à une courte peine (1 an), faute de preuve.»

Dès lors, comment prendre la meilleure décision, quelle que soit celle de l’autre? D’un point de vue collectif, les deux auraient intérêt à nier et ne faire que 1 an de prison chacun. Malheureusement, au niveau personnel, il est rationnel de dénoncer son complice afin d’être libre ou incarcéré 5 ans et d’éviter le pire des scénarii. Pour sortir de cet équilibre sous-optimal, il faut permettre aux complices de discuter et crédibiliser leurs intentions.

Ce dilemme s’applique parfaitement à la finance et au climat: les investisseurs savent que s’ils veulent obtenir des performances pérennes sur leurs investissements, ils doivent préserver la planète et penser à long terme mais, tant que les politiques macroéconomiques ne les contraignent pas, ils ont une préférence pour les gains financiers à court terme… décision rationnelle mais sous-optimale.

Voici quelques pistes de politique macroéconomique pour allonger l’horizon-temps de la finance, de manière à retrouver un équilibre climatique et maximiser les gains futurs:

Etats

Leur rôle est central dans cette problématique d’intérêts communs. Cela touche à leur raison d’exister. Il y a quelques centaines d’années, les Etats ont mis en place des institutions policières et judiciaires afin que les êtres humains respectent des règles communes plutôt que de s’entretuer à chaque désaccord. Les Etats pourraient imposer des incitations ou des contraintes à agir différemment en matière d’investissement de manière à ne pas nuire à l’équilibre climatique. Cette politique budgétaire visant à instaurer des subventions, des taxes ex-ante ou des pénalités financières ex-post permettrait de favoriser les investissements compatibles avec l’équilibre climatique… et de tendre vers une situation optimale.

Institutions internationales

La mondialisation des décisions permettrait de rendre les règles précédentes plus efficaces. Les exemples ne manquent pas. La création de l’Organisation mondiale du commerce (WTO) en 1995 a permis d’accélérer la globalisation des échanges, permettant de développer la croissance mondiale, de contenir l’inflation et de faire reculer la pauvreté. Une Organisation mondiale du climat (WCO) permettrait de rendre plus harmonieuses les décisions nationales et plus efficaces celles prises lors des Conférences sur le climat (COP). Elle pourrait même être intégrée à l’Organisation mondiale du commerce, afin de définir des objectifs communs au commerce, à la finance et au climat.

Intermédiaires financiers

Les investisseurs maîtrisent de mieux en mieux les investissements à long terme. Au cours des dernières années et à mesure que les rendements obligataires chutaient, les intermédiaires financiers ont cherché à rendre plus accessibles les fonds obligataires datés ou les investissements non cotés, que ce soit dans les fusions et acquisitions ou le private equity. Ils pourraient désormais chercher à développer les investissements en actions cotées dont les frais de sortie sont inversement proportionnés à la durée de détention. A l’instar du non-coté et à l’extrême opposé du trading à haute fréquence, ces stratégies chercheraient à investir sur les sociétés listées, sans se soucier d’une rentabilité immédiate.

Communauté scientifique

La plupart des théories économiques et des modèles de risque sont centrés sur le court terme. Les recherches académiques pourraient s’appuyer sur l’économétrie et les optimisations sous contraintes pour tenter d’aboutir à des théorèmes dont la finalité serait l’optimisation des performances à très long terme. De la même manière, les chercheurs en économie comportementale pourraient concentrer leurs efforts sur ces thématiques climatiques.

Banques centrales

les politiques monétaires ont actuellement pour objectif de contenir l’inflation à un niveau proche de 2% et, pour certaines d’entre elles, un second objectif qui est de maximiser les créations d’emplois. Ces deux cibles sont définies avec un horizon-temps relativement court. Il pourrait être envisagé de l’allonger ou d’inclure un paramètre de très long terme. Ceci autoriserait les banquiers centraux à se pencher davantage et par anticipation sur la problématique du dérèglement climatique. Ils pourraient ainsi adapter leurs taux directeurs et l’offre de monnaie en tenant compte de ce critère de long terme. Imaginons une banque centrale qui définirait un taux directeur différent pour les banques commerciales, en fonction de leur capacité à prêter à des entreprises qui respectent l’équilibre climatique ou pas. ■

Lundi Finance

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2022-09-26T07:00:00.0000000Z

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