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L’investissement vert peut-il vraiment être une pratique durable?

La finance durable fait-elle tout son possible pour infléchir la trajectoire climatique vers le graal du 1,5 °C? Le contraste croissant entre les discours et les faits complique la réponse

ANNE BARRAT @AnneBarrat

«Pour aborder le changement climatique, nous disposons déjà de solutions, a déclaré dans son propos inaugural Csaba Korösi, le président de la 77e Assemblée générale des Nations unies la semaine dernière à New York. Mais il nous faut la volonté de les mettre en oeuvre.» La finance verte, le bras armé de la finance dite «durable» pour les questions environnementales, se targue d’avoir les solutions et la volonté. Les solutions passent par des fonds de toutes les nuances de vert, du clair au foncé, c’est-à-dire conformes aux articles 8 et 9 du règlement européen (UE) 2019/2088 dit «Sustainable Finance Disclosure» (SFDR), qui attirent toujours plus d’investissements. Les grands banquiers et gérants d’actifs n’en finissent pas de réaffirmer leur volonté de mettre la finance verte au premier rang de leur priorité.

Un accord sur ce que la lutte contre le réchauffement climatique veut dire et sur les mesures qu’elle implique peine à faire l’unanimité. «Un frein majeur de la lutte contre le réchauffement climatique tient à la difficulté de trouver un accord entre toutes les parties prenantes. Il a fallu plus de quarante ans pour enclencher la première vitesse entre le sommet de Stockholm en 1972 et l’Accord de Paris en 2015. Même si le monde a réduit de 3 à 4 points la part des fossiles dans le mix énergétique, les pays développés tout comme ceux en voie de développement ont continué de consommer le capital nature de la planète», relève Jean-Philippe Desmartin, directeur de l’investissement responsable chez Edmond de Rothschild Asset Management.

Un terrain d’entente pose d’autant plus de problème que les règles du jeu sont loin de faire l’unanimité. En témoigne la cacophonie autour des normes aussi bien intercontinentales, entre les Etats-Unis et l’Europe notamment, qu’intracontinentales. L’accouchement d’une taxonomie verte, c’est-à-dire d’une classification destinée à orienter les investissements vers les activités économiques ayant un impact favorable sur l’environnement, n’a toujours pas débouché sur des règles claires.

Retour en arrière inquiétant

Le ver était dans le fruit depuis la COP26 de 2021 qui, dans le sillage de l’Accord de Paris signé en 2015, n’avait pas réussi à bannir les énergies fossiles du périmètre d’investissement possible. Compromis prémonitoire ou acte de soumission à une longue histoire «carbonée»? Ce qui est sûr, c’est que la COP27, qui se tiendra du 7 au 18 novembre prochain en Egypte, ne pourra occulter la volte-face des gérants d’actifs et autres grandes banques. Ces derniers au mieux confessent, au pire revendiquent leurs investissements en faveur des hydrocarbures.

Ces différends réglementaires n’ont pas aidé à atténuer les doutes issus des accusations d’écoblanchiment et des revirements de l’industrie financière sur sa volonté et sa capacité à mettre en action ses engagements théoriques pour le bénéfice des entreprises et des investisseurs. «Les plus grands gérants d’actifs sont ambigus sur la décarbonation et la trajectoire vers le net zéro. Les faits contredisent souvent leurs discours: ils soutiennent rarement les propositions d’actionnaires visant à réduire fortement les émissions de CO2 des entreprises ou celles visant à réduire l’exposition des banques au financement des énergies fossiles», explique Vincent Kaufmann, directeur de la Fondation Ethos. Mise en avant, la crise énergétique liée au conflit russo-ukrainien fournit aux acteurs majeurs de l’industrie financière un prétexte de s’éloigner de ce que supposerait la trajectoire vers le net zéro, continue l’expert de la durabilité: «On assiste à un rétropédalage des banques américaines sur la lutte contre le réchauffement climatique.»

Ce retour en arrière s’inscrit dans un débat plus large sur l’efficacité des normes ESG (environnementale, sociale et gouvernance), sur la pertinence de l’inclusion des valeurs toxiques (les entreprises pétrolières par exemple) ou leur exclusion d’un portefeuille d’investissement. Les tenants de l’inclusion font valoir que la transition énergétique nécessaire pour atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre passe par la contribution des acteurs historiques de l’énergie puis la conversion vers des énergies renouvelables. A l’inverse, les partisans de l’exclusion prônent une approche stricte, la seule qui permettrait de promouvoir vite et mieux des remplaçants dotés de solutions écologiques satisfaisantes.

Que l’on soit du parti des compromis ou des «khmers verts», «il n’y aura pas de vraie avancée vers le net zéro sans révolution réglementaire, sans un cadre contraignant en matière climatique» explique Jean-Marc Jancovici, associé et cofondateur du cabinet de conseil Carbone 4. Une révolution est nécessaire, qui suppose de remplacer l’autorégulation financière qui a présidé aux destinées du climat depuis des décennies par des lois contraignantes: «Tant que les entreprises ne seront pas obligées de publier l’empreinte carbone de l’ensemble de leur chaîne de valeur, comprenant toutes les émissions directes et indirectes, tant que les financiers ne seront pas parfaitement transparents sur l’intégralité des émissions de leur portefeuille, il ne se passera rien.»

«Les plus grands gérants d’actifs sont ambigus sur la décarbonation et la trajectoire vers le net zéro. Les faits contredisent souvent leurs discours»

VINCENT KAUFMANN, DIRECTEUR DE LA FONDATION ETHOS

«Même si le monde a réduit de 3 à 4 points les fossiles dans le mix énergétique, il a continué à consommer le capital nature de la planète»

JEAN-PHILIPPE DESMARTIN, EDMOND DE ROTHSCHILD ASSET MANAGEMENT

«Il n’y aura pas de vrai avancée vers le net zéro sans révolution réglementaire, sans un cadre contraignant en matière climatique»

JEAN-MARC JANCOVICI, COFONDATEUR DU CABINET DE CONSEIL CARBONE 4

«Même si une minorité des procès contre des sociétés polluantes débouchent sur leur condamnation, leur impact contribue à faire bouger les choses»

ARNAUD NUSSBAUMER-LAGHZAOUI, AVOCAT

Des pénalités pour réduire le grand écart

Qui dit loi dit sanction pour qui les contourne. Arnaud Nussbaumer-Laghzaoui, avocat à Genève, croit à l’impact des procès climatiques: «On recense 2000 procès climatiques à travers le monde parmi lesquels on compte ceux contre des entreprises polluantes. Pour sa part, la Suisse n’en compte que deux. Même si une minorité des procès entrepris contre des entreprises polluantes débouche sur leur condamnation, leur impact contribue à faire bouger les choses, notamment à dissuader des comportements inacceptables.»

Le fondateur de l’association Avocat·e·s pour le climat ajoute, en prenant la Suisse comme exemple: «Il est très difficile de faire appliquer les engagements climatiques pris par le gouvernement et voté par le parlement. Les obstacles procéduraux sont très nombreux et le coût de la justice est élevé, si bien que les parties plaignantes sont vite découragées. Ceci est regrettable. L’Office fédéral de l’environnement (OFEV) a par exemple constaté en 2019 que la place financière helvétique nous mettait sur une trajectoire d’un réchauffement de 4 à 6 °C alors même qu’avec l’Accord de Paris, notre gouvernement s’est engagé à le contenir en dessous de 2 °C. Dans une telle configuration, les tribunaux devraient jouer leur rôle de troisième pouvoir et rappeler à notre gouvernement ses engagements.»

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2022-09-26T07:00:00.0000000Z

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