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Qui est en train de gagner la guerre en Ukraine?

SHLOMO BEN-AMI ANCIEN MINISTRE ISRAÉLIEN DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, VICE-PRÉSIDENT DU CENTRE POUR LA PAIX INTERNATIONALE DE TOLÈDE Copyright: Project Syndicate, 2022. www.project-syndicate.org

Malgré la récente contre-offensive impressionnante de l’Ukraine autour de Kharkiv, la guerre contre la Russie demeure dans l’impasse. Mais il y a un grand gagnant dans ce conflit: l’industrie américaine de l’armement. Certains surnomment ces entreprises «l’arsenal de la démocratie», en reprenant ce terme au président américain Franklin Delano Roosevelt, qui l’avait utilisé pour qualifier la démarche industrielle américaine de soutien aux alliés au cours des derniers jours de la Seconde Guerre mondiale. En ce sens, le rôle des Etats-Unis pour aider l’Ukraine à repousser l’occupation russe est indéniable. Mais leurs intérêts pécuniaires et leur influence sur la politique étrangère américaine menacent de retourner cet arsenal contre la démocratie elle-même.

Des années durant, l’industrie américaine de l’armement (ainsi que d’autres grands exportateurs d’armes comme la Russie, la Chine, la France, le RoyaumeUni et Israël), a récolté les bénéfices de guerres prolongées et d’alliances militaires à long terme. Les entrepreneurs américains, qui contrôlent à présent 39% du commerce mondial des armes, ont commencé à réarmer l’Europe bien avant que la Russie n’envahisse l’Ukraine. Alors que les exportations d’armes ont diminué de près de 5% dans le monde entre 2017 et 2021, l’Europe a augmenté ses engagements de réarmement de 19%.

Aux Etats-Unis, les entrepreneurs de la défense sont parmi les plus grands lobbyistes de Washington. Fin 2019, Transparency

International a décrit comment des groupes de «financement occulte» persuadent les membres du Congrès d’approuver les ventes d’armes à des régimes répressifs. Même dans le cas des ventes d’armes à Israël, les cinq plus gros producteurs d’armes américains dépensent trois à cinq fois plus pour faire pression sur le Congrès que le puissant groupe de pression israélien, le Comité américain des affaires publiques israéliennes.

Des décennies durant, l’industrie de l’armement a été une main invisible qui a façonné la politique étrangère américaine – notamment dans ses guerres inutiles. Le président américain Dwight Eisenhower a précisément insisté sur ce problème dans son discours d’adieu de 1961: «L’acquisition d’une influence injustifiée» par «l’immense establishment militaire américain et une importante industrie d’armement» pourrait conduire à «l’émergence désastreuse d’une puissance employée à mauvais escient».

En l’espace de quelques années, les Etats-Unis ont connu des revers lamentables dans la guerre du Vietnam. Et lorsque les souvenirs de cette défaite se sont estompés, d’autres conflits coûteux et d’autres défaites ont suivi, notamment les deux guerres en Irak et la guerre de vingt ans en Afghanistan, qui se sont terminées ignominieusement en 2021. Bien sûr, rien de tout cela ne justifie le révisionnisme brutal du président russe, Vladimir Poutine, ni sa guerre d’agression en Ukraine. Il est pourtant difficile de comprendre l’histoire de l’OTAN ou d’évaluer les mérites de son projet d’élargissement sans tenir compte du temps et de l’argent que l’industrie américaine de l’armement a consacrés à ses manoeuvres de lobby.

Depuis la fin des années 1990, les principaux entrepreneurs américains en matière de défense ont plaidé pour l’élargissement de l’OTAN, malgré un consensus quasi universel entre les hauts responsables de la sécurité américaine sur le fait que l’élargissement était inutilement provocateur et allait probablement déclencher la résurgence du nationalisme révisionniste russe. Il s’est avéré que l’élargissement était principalement motivé par des considérations de politique intérieure. Dan Rostenkowski, le président de la House Ways and Means Committee jusqu’en 1994 et membre officiel du lobby polonais au Congrès, a menacé de faire obstruction au budget et à d’autres lois, à moins que l’élargissement de l’OTAN ne prenne en compte la Pologne.

Le lobby de l’armement s’est réjoui de cette demande. Après la fin de la guerre froide, les entrepreneurs de la défense espéraient que l’élargissement compenserait la diminution de la demande en créant un nouveau marché pour leurs produits. Le Comité américain pour l’expansion de l’OTAN – une organisation de défense fondée en 1996 par Bruce L. Jackson, alors directeur de la planification stratégique à Lockheed Martin – a été pratiquement une création de l’industrie de la défense. L’accession d’anciens pays communistes d’Europe centrale comme la Hongrie, la Pologne et la République

tchèque s’est révélée très lucrative pour les fabricants américains de systèmes d’armement avancés. L’aubaine n’a pas échappé au sénateur démocrate américain Tom Harkin, qui, lors d’une audience au Sénat de 1997, a qualifié les pressions de l’administration Clinton en faveur de l’élargissement de l’OTAN d’être «un plan Marshall pour les entrepreneurs de la défense qui se moqueraient de vendre desarmes et de faire des profits».

L’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN va également ouvrir un nouveau marché important pour les entrepreneurs de la défense américaine, parce que la règle d’interopérabilité de l’Alliance va les lier aux systèmes de défense américains. La guerre en Ukraine a mis en lumière l’étendue de l’échec de l’Europe à atteindre «l’autonomie stratégique» : 60% des capacités militaires de l’Europe proviennent actuellement de l’extérieur de l’Union européenne. Cela a poussé les décideurs européens à formuler des plans pour réduire la dépendance du bloc à l’égard des armes fabriquées par les Etats-Unis. Dans l’espoir d’obtenir une partie des 200 milliards d’euros (199 milliards de dollars) d’augmentation des dépenses de défense approuvées par l’UE en mai, les fabricantsd’armes et les banques d’investissement européennes sont même allés jusqu’à affirmer que leur industrie apportait «une contribution positive à la «viabilité sociale» selon les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance de l’UE».

A court terme, cependant, c’est l’industrie américaine de l’armement qui bénéficiera le plus de la frénésie de dépenses de défense de l’Europe. Le Département d’Etat américain, par exemple, a récemment approuvé la vente de 8,4 milliards de dollars d’avions de chasse F-35 à l’Allemagne. En outre, pour les gouvernements d’Europe centrale et orientale, acheter américain a toujours été le meilleur moyen de s’assurer la protection des Etats-Unis. La quête de l’Europe pour l’autonomie stratégique est vouée à être longue. Les Etats-Unis ont dépensé six fois plus dans la recherche et la technologie en proportion de leur budget de défense, par rapport aux pays européens. Par ailleurs, grâce aux largesses du Congrès, qui a augmenté le budget de la Défense de 9% cette année pour atteindre un sommet record de plus de 800 milliards de dollars, l’industrie américaine de l’armement est presque assurée de maintenir son avantage technologique pendant de nombreuses années.

Il y a bien sûr des raisons politiques et morales convaincantes à la décision américaine de répondre à l’appel à l’aide du peuple ukrainien. Mais il est également évident que si les EtatsUnis ne parviennent pas à limiter l’influence de l’énorme complexe militaro-industriel sur leur politique étrangère, ils se retrouveront embourbés dans de nombreux autres conflits armés, pas tous aussi facilement justifiés que la guerre en Ukraine. ■

Des décennies durant, l’industrie de l’armement a été une main invisible qui a façonné la politique étrangère américaine

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2022-09-26T07:00:00.0000000Z

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