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Périls et espoirs démocratiques à l’heure du grand ressentiment

Rencontres internationales de Genève.

Fondées en 1946, association de l’humanisme critique au coeur de la cité, les Rencontres internationales de Genève traitent cette année de la question cruciale du ressentiment et de la démocratie. Du 26 au 29 septembre l’évoqueront le politologue Ivan Krastev, la journaliste de guerre Anne Nivat, la philosophe Barbara Stiegler et l’écrivain Antonio Scurati, auteur de la fascinante trilogie sur Mussolini, le Duce du fascisme.

On éprouve du «ressentiment» lorsqu’on rumine des torts subis, réels ou imaginaires. En naît l’inimitié envers l’objet désigné comme source de préjudice, d’humiliation, d’injustice. Entre deux personnes, le ressentiment conflictuel embrase la jalousie et renforce l’agressivité ou la haine. Sur le plan collectif, cette «passion sociale» vise le régime ou les institutions.

Sommes-nous aujourd’hui dans le moment du «grand ressentiment» ? Certainement. Entre «action directe» et populisme, ni à gauche ni à droite, celui des Gilets jaunes distillait récemment le désarroi social des démunis au prix de commentaires acerbes. Or, estime Barbara Stiegler, le ressentiment est souvent «invoqué comme l’une des causes majeures de la crise démocratique. Si nos régimes politiques vont mal, ce serait la faute de ce sentiment, vu comme la pulsion principale des classes populaires. Qu’elles votent, s’abstiennent, manifestent, refusent ou protestent, le discours du ressentiment les accuse invariablement. En accusant les basses pulsions du peuple, le discours dominant […] en porte en réalité qui le marque de bout en bout.»

Le ressentiment est un symptôme du populisme. S’y agencent le nationalisme, la xénophobie, la radicalité identitaire, voire l’impérialisme. Comme Mussolini, qui dès 1919 attise le désarroi né de la Grande Guerre, les messies populistes dressent les foules contre le régime, les privilégiés, les élites. Les «populistes européens et américains descendent, consciemment ou inconsciemment, directement ou indirectement, non pas de Mussolini le fondateur du parti fasciste, mais de Mussolini l’inventeur du populisme», avertit Antonio Scurati. Le ressentiment antisémite des nazis provoqua la catastrophe irréparable de la Shoah, ajoute l’ancien président des Rencontres internationales de Genève Philippe Burrin (Ressentiment et apocalypse. Essai sur l’antisémitisme nazi, Seuil).

Brutalisant les cultures politiques et les rapports sociaux, le ressentiment contamine les relations entre Etats. Ivan Krastev écrit: «La politique de la guerre froide a cédé la place à une politique identitaire à l’échelle mondiale. Si le conflit entre la démocratie et l’autoritarisme continue d’avoir un impact sur la politique étrangère des Etats, c’est la guerre culturelle entre les Etats et au sein des Etats qui sera la plus importante pour définir leur place dans la politique internationale.» Autour du «bluff» nucléaire, à moins de 100 jours

MICHEL PORRET

HISTORIEN, PROFESSEUR HONORAIRE DE L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE, PRÉSIDENT DES RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENÈVE

du jubilé de la fondation de l’URSS (30 décembre 1922), quelle est la force du «ressentiment russe» qui conduit le président Poutine dans l’aventurisme militaire? Raid contre le libéralisme? Antipathie de l’Occident et du bouclier de l’OTAN? Ressassement sur l’effondrement de l’URSS le 26 décembre 1991? Nostalgie impériale? Si tout cela à la fois bafoue le droit international, l’autocrate a «mis en oeuvre son idéologie de puissance en Ukraine lorsque la force du ressentiment russe a éclaté», résume Anne Nivat.

Au crépuscule du trumpisme, l’assaut «populaire» du Capitole le 6 janvier 2021 parachève le ressentiment antidémocratique. S’y ajoute l’offensive contre les «piliers progressistes des Etats-Unis» que mène la Cour suprême (6 juges conservateurs sur 9) en revenant le 24 juin 2022 sur le droit à l’avortement (annulation de l’arrêt Roe v. Wade). Le déclin démocratique se mondialise. Afghanistan, Biélorussie, Brésil, Chine, Hongrie, Iran, Mali, Russie, Syrie, Turquie et Venezuela: l’autocratie carbure à plein régime au ressentiment antidémocratique. L’héritage des Lumières agonise. En Pologne, au pouvoir depuis 2015, le parti populiste Droit et justice bafoue l’Etat de droit malgré les avertissements des instances européennes.

L’extrême droite prospère sur le ressentiment. En France, depuis sa réussite électorale de juin (89 députés), toujours animé du grief xénophobe et antieuropéen que partage le polémiste maurassien Eric Zemmour, le Rassemblement national de Marine Le Pen se notabilise avant le grand soir du triomphe présidentiel. Un scénario qui inquiète le président Macron.

Le ressentiment antilibéral gangrène aussi la Suède, malgré sa longue tradition sociale-démocrate, avec le gain électoral des Démocrates de Suède (14 septembre), parti sécuritaire au fort ressentiment nationaliste et anti-immigrés. En Italie, avec des valeurs proches, la formation néofasciste Fratelli d’Italia de Georgia Meloni était au seuil du pouvoir, le 25 septembre. Au Brésil, donné perdant dans les sondages, l’actuel président Jail Bolsonaro menace de ne pas respecter le verdict démocratique des urnes aux prochaines élections. Bienvenue au club!

Entre ressentiments nationaliste, identitaire et anti-libéral, l’autoritarisme prospère. Une page d’histoire semble tournée. Le XXIesiècle sera-t-il celui de la défaite du libéralisme politique face au grand ressentiment antidémocratique? Que répondre? Nul n’est prophète. Or, dans le contexte contemporain, la question d’avenir est celle de l’aplomb ou de la vulnérabilité de la démocratie face aux multiples ressentiments autoritaires qui la bafouent. ■

L’autocratie carbure à plein régime au ressentiment antidémocratique

Ouverture des rencontres et première conférence ce lundi 26 septembre, «Resentment and Rise of Global Identity Politics» par le politologue et journaliste bulgare Ivan Krastev, Uni Dufour, auditoire Piaget, Genève. 18h30, entrée libre sans inscription.

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