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Le «fou» qui a essayé de sauver sa ville

Réfugié à Genève depuis le début de l’été, Andrii Davydiuk a aidé des milliers de personnes à quitter la région de Kherson, dans le sud de l’Ukraine, dont les habitants s’apprêtent à voter sur le rattachement à la Russie

SIMON PETITE @simonpetite

Des jours qu’Andrii Davydiuk n’a plus de nouvelles de ses parents et d’une nièce restés près de Snihourivka, une petite ville dans le sud de l’Ukraine sous occupation russe. «Normalement, j’arrive à les joindre quelques minutes une fois par semaine. Ils doivent monter sur une colline pour capter du réseau», s’inquiète ce solide quadragénaire arrivé à Genève au début de l’été. Il ne sait pas si ses proches iront voter lors du prochain référendum pour rattacher cette région occupée à la Fédération russe. Lui ne se prononce pas sur ce sujet qu’il juge trop politique, habitué à une neutralité tout helvétique pour passer d’un camp à l’autre. Il est en revanche intarissable sur le sort des habitants de sa région pour lesquels il a pris des risques insensés.

La grande majorité des réfugiés ukrainiens en Suisse, comme ailleurs en Europe, sont des femmes et des enfants. Les hommes en âge de combattre sont interdits de sortie du territoire ukrainien. Lui a quitté l’Ukraine la mort dans l’âme et dans des conditions rocambolesques. Dans une autre vie, Andrii Davydiuk avait servi sous les drapeaux. Dans les années 1990, il était sergent et tireur d’élite dans les forces spéciales. Physique de l’emploi, l’ancien militaire a ensuite travaillé comme policier et agent de sécurité puis s’est formé aux premiers secours.

Les cinq kilomètres les plus longs

Quand les troupes russes ont pris sans coup férir la région de Kherson début mars, Andrii Davydiuk se trouvait côté ukrainien. Plutôt que de reprendre les armes, il se rend auprès de la CroixRouge, pensant être plus utile ainsi. «Ils ne voulaient pas travailler à moins de 50 kilomètres du front. Ils m’ont quand même donné un gilet rouge», dit-il, exhibant fièrement l’habit distinctif qu’il n’a plus quitté. Au début, Andrii Davydiuk

évacue des habitants côté ukrainien pour les éloigner de la zone de combats. Mais il n’a plus aucune nouvelle de sa famille de l’autre côté de la ligne de front figée depuis. Le 24 mars, rongé par l’angoisse, le sauveteur bénévole remplit son sac de médicaments et se met en route en direction du dernier point de contrôle ukrainien.

«Les soldats ont cru que j’étais fou mais ils m’ont laissé passer, racontet-il. Je connais les codes et je sais comment fonctionne l’armée ukrainienne comme russe d’ailleurs, elles ne sont pas différentes. Là-bas, tout le monde parle russe, il n’y a aucune barrière de langue.» Un no man’s land de cinq kilomètres sépare les deux armées. Pendant le trajet, il dit avoir pleuré mais aussi prié pour la première fois de sa vie. Devant les positions russes, il lève les bras et est aussitôt fouillé. Après avoir demandé des instructions, les militaires l’autorisent à continuer.

Le spectacle dans sa ville natale est désolant: des maisons sont éventrées, les vitres ont volé en éclats, il n’y a ni électricité, ni eau, ni chauffage. De nombreux habitants sont toujours réfugiés dans les caves. Il trouve une cousine et une tante dans un sous-sol de deux mètres sur deux. Il a aussi pour mission de retrouver le fils d’un ami et de le ramener côté ukrainien. D’autres habitants veulent aussi partir. La maire met à disposition deux autobus scolaires. Andrii Davydiuk demande à voir l’officier russe. On lui indique un homme sans grade apparent qu’il identifie comme un responsable du FSB, les services secrets russes. Le responsable donne une garantie orale que le convoi pourra franchir les lignes russes.

Le lendemain, il retrouve enfin ses parents et sa nièce mais ils ne veulent pas partir. «Vous savez, soupire-t-il, dans les villages, on meurt moins des bombardements. Les habitants se cachent dans les caves et préfèrent rester chez eux.» Des voitures de particuliers se joignent au convoi. Une première qui va en appeler beaucoup d’autres. «Quelqu’un a mis mon numéro sur internet et j’ai rapidement été submergé par les appels et les demandes», dit-il. Pendant les quatre mois suivants,

«Ils nous ont mis un sac sur la tête et nous ont attachés avec du scotch. On nous a frappés. J’ai cru que c’était la fin» ANDRII DAVYDIUK

Andrii Davydiuk va multiplier les missions et mettre en place un réseau pour aider les habitants de Snihourivka: médicaments, nourriture, cigarettes… «Le plus dur à trouver était l’essence. Chacun pouvait rejoindre les convois avec son propre véhicule mais devait offrir des places.» Et de pointer les profiteurs de guerre qui faisaient payer les trajets des centaines de dollars.

Près d’une cinquantaine de traversées

Le sauveteur au gilet rouge estime avoir traversé une cinquantaine de fois la ligne de front et participé à l’évacuation de 3000 personnes. La plupart ont fui la zone occupée mais certains sont aussi retournés dans la région de Kherson depuis les régions contrôlées par l’Ukraine. «A chaque trajet aller et retour, ce sont une cinquantaine de check-points qu’il fallait franchir, des mitraillettes pointées sur vous, des militaires stressés», dit-il. Les choses tournent au vinaigre une première fois le 6 avril. Ce jour-là, il fait le trajet avec un ami à bord de sa Renault Kangoo, peinte avec un sigle de la Croix-Rouge. Au barrage russe, les visages ont changé, ce sont des Ukrainiens des républiques séparatistes du Donbass. Andrii Davydiuk et son ami ne le sauront que plus tard: la nuit précédente, ils ont été visés par des frappes ukrainiennes. Accusés d’être des espions renseignant l’Ukraine sur les positions ennemies, les deux humanitaires sont arrêtés. «Un soldat m’a écrasé la main avec le pied pour me prendre ma montre, me disant que je n’en aurais plus besoin. Ils nous ont mis un sac sur la tête et nous ont attachés avec du scotch. On nous a frappés. J’ai cru que c’était la fin.»

Mais non, les deux Ukrainiens sont emmenés dans un poste de police, chacun dans une cellule séparée et glaciale. Ils vont être interrogés pendant des heures par des agents masqués. Leur téléphone est passé au crible, mais Andrii Davydiuk a toujours pris soin d’effacer le moindre signe de poli

tisation, évitant aussi de consulter les médias en ligne. «Quand ils nous ont donné à manger, souffle-t-il, j’ai repris espoir. S’ils avaient voulu nous tuer, ils ne se seraient pas donné cette peine.»

Lavés de tout soupçon

Après sept heures de détention, ils sont lavés de tout soupçon. Andrii Davydiuk n’en revient toujours pas: «Le type s’est excusé et nous a même rendu l’argent qu’il y avait dans nos passeports. Il était très étonné que nous n’ayons pas été exécutés sur place, car les gars étaient convaincus que nous étions des espions.»

Les semaines suivantes, Andrii Davydiuk est toujours aussi sollicité et la Kangoo avale les kilomètres. Il s’aventure jusqu’à Kherson, mais les autorités d’occupation voient les convois d’un mauvais oeil. La ville est la seule capitale régionale à avoir été conquise depuis le début de l’invasion russe. Elle est une vitrine du nouvel ordre. «Nous disions aux habitants de Kherson de ne pas dire

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