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Irène Frain et la «femme solitaire», une histoire californienne

Lisbeth Koutchoumoff Arman t @LKoutchoumoff

Peu connues, huit îles bordent la côte californienne. Sur une d’elles, une Indienne Tongva a vécu seule, entre 1835 et 1853, avant d’être «découverte» par des trappeurs. Irène Frain signe un roman lumineux sur cet épisode, longtemps travesti par le mythe du «bon sauvage»

La Californie, ses plages battues par le Pacifique, ses séquoias géants, San Francisco, la Silicon Valley… On sait moins que la Californie comprend aussi plusieurs îles, huit en tout, au large de Santa Barbara et de Los Angeles. Elles sont bien là, sur les cartes, ces Channel Islands, elles se dressent à la vue de tout promeneur sur la côte mais tout se passe comme si elles ne faisaient pas partie de la perception et de l’imaginaire collectif. Comme si la conquête de l’Ouest et ses mythes s’étaient arrêtés net à la limite des terres continentales. L’archipel, pourtant si proche, est demeuré hors champ, dans les brumes qui se lèvent de l’océan.

Il faut mesurer ce que cela veut dire: à une heure de bateau de la région la plus densément peuplée et connectée des Etats-Unis, se trouvent des terres aujourd’hui largement inhabitées où prospèrent 160 espèces animales et végétales endémiques. Mais l’archipel a aussi été le berceau de l’un des plus anciens peuplements humains de l’Amérique du Nord. Pendant 13 000 ans, les Channel Islands ont accueilli les civilisations chumash et tongva, avant qu’elles ne soient décimées par les maladies et les déportations perpétrées par les colons européens, entre le XVIe et le XXe siècle.

Paysages intérieurs

Selon la météo, Santa Cruz, la plus grande des huit îles, semble se rapprocher de la côte, au point de paraître atteignable d’un coup de rame. Irène Frain a pu constater le phénomène à plusieurs reprises. La romancière est une habituée de la région depuis qu’un membre de sa famille y vit. Depuis Le Nabab, l’énorme succès qui l’a lancée au début des années 1980, elle déniche des histoires oubliées ou méconnues, sur les secrets de sa propre enfance aussi. Elle mène des enquêtes, fouille les archives avant de laisser son imagination se mettre au travail. La mer, les îles, les voyages constituent les paysages intérieurs et le décor de plusieurs des livres de cette native de Lorient, en Bretagne. Les minorités culturelles, les rapports de domination, les parcours de femmes (Marie Curie, Simone de Beauvoir, Phoolan Devi), les langues oubliées, niées, sont des thématiques qu’elle creuse, inlassablement, toutes antennes dehors.

Retour à Santa Barbara, à une heure de route de Los Angeles. Lors de ses visites, Irène Frain, qui vit à Paris, fait des randonnées en famille, le long de la côte et dans les terres, «into the wild». Elle ne se doute pas encore que de ces promenades naîtra L’Allégresse de la femme solitaire, son roman paru cet été. A ce moment-là, elle se remet lentement du deuil de sa soeur aînée, assassinée en 2018, à 78 ans, dans son pavillon de la banlieue parisienne, probablement par un voleur. Pour conjurer le drame, pour dire sa colère face à l’inertie de la justice, elle a écrit Un Crime sans importance, qui lui a valu le Prix Interallié 2020.

«C’était une période noire. De marcher dans ces canyons extraordinairement habités m’a aidée. Je me suis abandonnée à la conception indienne du temps selon laquelle le passé, le présent et le futur coexistent. Je me suis sentie accueillie. Autour d’un ancien ranch, on s’est retrouvé dans un réseau de grottes avec des pictogrammes et des empreintes de mains qui dataient de 300 ou de 3000 ans, comment savoir? Nous étions électrisés.»

Vue sur le lac Léman

Irène Frain est une conteuse, à l’écrit comme à l’oral. On boit ses paroles comme on tourne les pages de ses livres. Tout ce qui précède et ce qui va suivre, est le fruit d’une rencontre éminemment chaleureuse avec elle, fin juin, dans un cadre improbable avec une vue à couper le souffle sur le lac Léman: une suite du Lausanne Palace. A l’invitation du festival du Livre sur les quais et du grand hôtel, elle devait s’entretenir le lendemain sur L’Allégresse de la femme solitaire avec une cinquantaine de lecteurs lors d’un brunch littéraire.

A Santa Barbara, elle visite aussi l’ancienne mission espagnole, accrochée à la colline. C’est là que la romancière entend parler pour la première fois de la «femme solitaire»: au XIXe siècle, lit-elle sur un prospectus, une femme indienne a vécu dans la plus complète solitude pendant dixhuit ans, sur une île, en face de la côte. Puis elle a accosté à Santa Barbara en parlant une langue que personne ne comprenait. Baptisée sous le nom de Juana Maria, elle y est morte quelques semaines après.

«Nous avons trouvé sa tombe dans le cimetière de la mission. Emus, nous nous sommes recueillis, mon mari et moi.» Elle se procure encore un livre pour enfants inspiré de cette histoire, écrit dans les années 1960 et devenu un classique dans les écoles américaines, L’Ile aux dauphins bleus, «très mauvais, colonialiste, qui transforme la femme en une ado de 13 ans…», balaye l’écrivaine. Pour le moment, la femme solitaire demeure une rêverie qui la gagne quand son regard se porte sur les îles, brumeuses, face à l’ancienne mission.

Surviennent le covid et l’impossibilité de quitter Paris. «De ne pas pouvoir rejoindre ma famille en Californie pour Noël me déprimait. Je me suis attelée à ranger mon bureau. Je tombe très vite sur le prospectus de la femme solitaire. Je m’arrête tout de suite de ranger et je commence une recherche sur internet.» Qui était cette femme? Comment est-elle restée si longtemps seule sur l’île de San Nicolas, la plus éloignée des Channel Islands? Pourquoi l’a-t-on amenée, le 31 août 1853, sur la plage de Santa Barbara? Pour quelles raisons a-t-elle accepté de quitter son île après toutes ces années? Où étaient les siens? Quelle était sa langue? D’où venaient sa joie, ses danses, ses chants?

Robinson Crusoé au féminin

Irène Frain retient son souffle quand elle tombe sur une des chansons de la femme solitaire miraculeusement conservée par Librado, un Indien Chumash originaire de l’île de Santa Cruz. Passionné de livres (son nom veut dire à la fois le Délivré et l’Enlivré), il avait 15 ans au moment de l’apparition de la femme solitaire. En vadrouille dans les montagnes, il ne l’a pas rencontrée. Plus tard, il a recueilli les souvenirs d’un couple chumash chargé à l’époque par les missionnaires de traduire les paroles de la femme solitaire. Hormis quelques mots, ils ne parviendront pas à la comprendre. Mais le couple a appris deux chansons d’elle qu’il a ensuite transmises à Librado. En 1911, Librado rencontre l’ethnologue J.P. Harrington qui se consacre comme lui à la mémoire des Chumash. En 1913, deux ans avant de mourir, l’Indien accepte d’enregistrer l’une des chansons, Toki-Toki, devant un phonographe à cylindre.

Irène Frain trouve bien d’autres trésors. Des chercheurs américains en 2016 ont mis à disposition leurs travaux sur la femme solitaire sur le plan anthropologique, linguistique mais aussi sur la narration, la légende, qui s’est construite très tôt, dès les années 1840, dans la presse locale et internationale, autour d’une Indienne vivante seule sur l’île San Nicolas, telle une «Robinson Crusoé au féminin». Quand cette femme est apparue sur la plage de Santa Barbara, la Californie n’était américaine que depuis quelques années. Elle avait été espagnole, mexicaine, russe… Qui dit lutte pour le pouvoir dit lutte pour les récits. Le mythe des gentils pionniers qui découvrent une pauvre sauvage et la sauvent en l’amenant à la civilisation est le canevas qui va recouvrir le parcours de l’Indienne de San Nicolas, probablement une chamane.

Une infinie douceur

Malgré l’effervescence de la recherche américaine autour de cette histoire, des lacunes demeurent. «L’un des chercheurs a écrit: Le destin de cette femme est une page blanche en attente d’une fiction. Quand j’ai lu cette phrase, je me suis lancée», poursuit Irène Frain. Une fiction, oui, mais solidement arrimée aux témoignages, à la recherche, aux archives. La fiction est comme une lampe torche dans les strates du temps, elle éclaire des angles insoupçonnés, elle fait entendre les non-dits.

Dans le roman, on découvre la femme solitaire par les yeux du Dr Shaw, un médecin polyglotte qui a réellement existé et qui a été lui aussi chargé par les missionnaires d’entrer en communication avec elle. L’Allégresse de la femme solitaire raconte ces tentatives de dialogues, ces échanges par signes et par mimes, ces regards, ce lien par-delà les mots. Comme une lumière d’une infinie douceur, une note d’espoir dans un océan de violence.

Pour quelles raisons a-t-elle accepté de quitter son île après toutes ces années? Où étaient les siens? Quelle était sa langue? D’où venaient sa joie, ses danses, ses chants?

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2022-08-13T07:00:00.0000000Z

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