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Emancipation

«Africana», un travail collectif pour mettre en lumière la reconnaissance des auteures d’Afrique et de sa diaspora

Isabelle Rüf

En 1979, Mariama Bâ publie Une si longue lettre. Dans ce roman épistolaire, la Sénégalaise montre sans détour la situation des femmes africaines dans une société patriarcale. Le livre fait date. Certes, des écrivaines avaient pris la parole avant Mariama Bâ mais elles trouvaient difficilement à se faire publier. Le succès du roman a contribué à leur donner une légitimité. Les grandes maisons commencent à s’intéresser à elles, la critique, les jurys de prix littéraires et les lecteurs prennent conscience de leur existence. C’est d’ailleurs dans les années 1980 qu’un professeur suisse, en poste en Australie, Jean-Marie Volet, commence à recenser les auteures d’Afrique francophone. Il leur consacre deux sites, un essai et une collection de 3500 ouvrages dont il fait don, avec ses archives, à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne (BCUL).

En 2020, ce corpus donne lieu à une exposition et à un colloque, qui a dû se tenir en ligne, et dont les contributions nourrissent Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir, une somme de points de vue sur la création féminine – en littérature, mais aussi dans les autres arts. Les intervenants – auteures et universitaires – ont échangé depuis l’Afrique de l’Ouest et du Nord, l’Europe et l’Amérique du Nord, interrogeant les notions de centre et de périphérie ainsi que les stéréotypes de genre et d’origine.

La conquête de nouveaux pouvoirs

La notion de pouvoir est au centre de leurs réflexions: pouvoir de dénoncer, de participer, de choisir, de résister. Des conquêtes qui ne sont pas à comprendre en termes de guerre: «L’autorité acquise n’est cependant pas celle de la contrainte (power over) – avec un renversement de la dynamique d’exploitation – mais celle d’une reconnaissance, désormais nommée empowerment,

qui rend apte à accomplir des choses (power to),

un pouvoir collectif et politique mobilisé notamment au sein des organisations de base (power with) et un pouvoir intérieur (power from within)

qui renvoie à la confiance en soi et à la capacité de se défaire des effets de l’oppression intériorisée.»

Ces pouvoirs peuvent se cumuler, s’entrecroiser, on peut en trouver d’autres – Calixthe Beyala y ajoute celui de décider et celui de commander. Ils ne sont jamais acquis et peuvent s’exercer sur des modes très différents. Le premier chapitre porte sur la dénonciation des assignations et s’ouvre joyeusement sur une «anthologie du plaisir». Les nouvelles du recueil Volcaniques, dirigé par Léonora Miano, traitent de la sexualité féminine vue par des femmes, un discours transgressif, jusqu’ici largement monopolisé par des hommes occidentaux, lieu de fantasmes coloniaux.

Avec lyrisme, humour, colère, impudeur, les auteures traitent de l’énergie libidinale vécue comme un feu, une explosion, une subversion. Ainsi Miano célébrant l’homosexualité féminine, thème tabou: «Seigneur, contrairement à cette histoire d’Eve sortie de la côte d’Adam que vous nous avez servie pour pourrir d’emblée les rapports entre sexes opposés, notre relation était exempte de toute visée dominatrice.»

Un autre essai porte sur l’évolution de l’image de la femme noire puissante – à travers la réappropriation féministe de l’univers Marvel par l’auteure de fantasy et science-fiction américaine d’origine nigériane Nnedi Okorafor.

«Atlantique noir»

Les grands mouvements de populations – traite ou migration volontaire – depuis l’Afrique ont donné naissance à une vaste diaspora que désignent les termes «Atlantique noir», tourné vers l’Amérique du Nord, et d’Afropéa, cet espace «immatériel et intérieur» qui regroupe «les personnes d’ascendance subsaharienne nées ou élevées en Europe». Depuis l’Afrique ou de l’extérieur, il s’agit toujours de déjouer les stéréotypes et de «repenser les catégories du féminin» comme le font la Sénégalaise Ken Bugul, la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie – dans le roman Americanah – ou les francophones Bessora, Calixthe Beyala et Véronique Tadjo dans un entretien très engagé et libre.

Entre 1988 et 1989, les écrivains Simone et André Schwarz-Bart entreprennent un monumental Hommage à la femme noire, une encyclopédie en six volumes. Guadeloupéenne et Juif, ils connaissent tous deux le poids de la discrimination. Héroïnes mythiques, descendantes d’esclaves, émancipatrices dès le XIXe siècle, artistes et écrivaines engagées en Amérique du Nord, femmes des Caraïbes: cette entreprise ambiguë qui mêle histoire et légende, Simone SchwarzBart l’explique ainsi: «En tant que femme noire, il fallait que je trouve dans le passé des exemples exaltants qui m’aident à vivre dans un univers pas toujours exaltant…»

Cheffes de guerre

Nombreux sont les récits qui célèbrent des cheffes de guerre en lutte contre les trafiquants d’esclaves ou contre d’autres souverains: l’historienne Adame Ba Konaré, épouse par ailleurs d’Alpha Oumar Konaré, ancien président du Mali, fait revivre le fonds traditionnel d’avant les monothéismes, utilisant le mythe pour faire avancer le présent avec une visée politique.

En 2020, Les Impatientes de Djaïli Amadou Amal, connaît un succès inattendu. Sélectionné pour le Goncourt, le roman reçoit celui des lycéens. Troisième volet d’une trilogie publiée aux Editions Proximité au Cameroun, repris en France par Emmanuelle Collas, c’est un tableau réaliste et militant qui dénonce les violences infligées aux femmes dans la société peule au nord du pays: mariage précoce et forcé, agressions physiques, viol conjugal, injustices liées à la polygamie, rejet par la famille en cas de révolte. Pour survivre, il faut de la ruse et l’usage en retour de la violence, ses héroïnes ne s’en privent pas.

Intitulé au départ Munyal, les larmes de la patience, le roman reçoit un nouveau titre lors de sa publication en France et subit un toilettage linguistique. Christine Le Quellec Cottier, une des directrices d’Africana avec Valérie Cossy, interroge avec pertinence la pratique trop répandue aux relents néocolonialistes qui consiste à modifier un livre paru en Afrique de manière à le rendre plus lisible pour des yeux occidentaux en l’adaptant au canon français.

Les contributions de l’ouvrage sont en libre accès à l’adresse suivante: www.classiques-garnier.com/ search?=Africana

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2022-08-13T07:00:00.0000000Z

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