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Frédéric Pajak à Athènes, pour notre série «L’âme des villes»

Texte et dessins: Frédéric Pajak

Jamais le printemps ne se moque de nous, de par ses bourgeons et ses premières feuilles tendres pointant sur les bras coupés des platanes; et puis, ici, la ville se tient presque au repos en ce début d’après-midi. Voix douces parlant de je ne sais quoi, bruits de petits chantiers: grognements des perceuses électriques, coups de marteau. Un poste de radio diffuse son sirtaki, un scooter passe au ralenti.

Toute la rue est parfumée d’une odeur d’orange amère. L’air est frais, mais déjà l’haleine de l’été se fait sentir.

Je me souviens, il y a trente ans, des piquettes acides, et leur âcreté répulsive. Maintenant, les vins grecs se sont considérablement améliorés.

«Qu’est-ce que je fous là? » dirait Gébé. Je suis venu, extirpé par de vieux souvenirs, quelque part dans une Athènes aux ténèbres moites. Je suffoquais sous des ventilateurs fatigués, dans une maigre chambre d’hôtel. Et les bruits de la nuit: brouhaha des voitures, des motos, des scooters, auquel s’accolent les hurlements affolés des sirènes de police, d’ambulances, de pompiers. J’étais venu pour me sentir étranger, un étranger volontaire, enrobé dans cette langoureuse langue à laquelle je ne comprends rien. J’en entends la musique, et c’est bien: tous les instruments sont là, y compris le tuba des voix basses. Etranger aux autres, et pourtant si proche, englué dans ce sentiment de chaude humanité. Les Grecs savent parler avec les mains. Ils sont avenants, hospitaliers, curieux, avec cette forte empreinte de fatalisme qui fait les gens du Sud.

Je me souviens du grand navire entrant dans le port du Pirée, poussant son mugissement comme une grosse bête prévient qu’elle va, en se mettant à quai, marquer son territoire. Peu avant d’accoster, le navire paradait dans l’eau du port, clapotant, avalant le vent s’abattant de la montagne – et tous les bateaux de le toiser, baissant la garde. Alors Athènes, dans son ciel jaunâtre, nous ouvrit les bras, longs tentacules des avenues, striées d’un enchevêtrement de ruelles en embuscade. Elle se gaussait de son Antiquité, et elle n’avait pas tort tant il est vrai que les miettes de colonnes, de gradins et de frontons me parlent davantage que le grondement du Moyen Age ou les préciosités du Quattrocento.

Certes, sous Périclès, durant l’essor bouillonnant de la démocratie, la plupart des esclaves avaient la vie dure. Les esclaves modernes, quant à eux, conduisent leur voiture, surfent sur inter

net; ils ont l’eau chaude, le sucre en poudre, et ils peuvent voter pour le premier flatteur de foule venu. Mais connaissent-ils les vertiges de la poésie, l’ironie de la tragédie, les pirouettes de la philosophie?

La Grèce contemporaine danse sur ses propres cendres – Etat en faillite toujours renouvelée, ne fabriquant presque rien d’exportable, cultivant son chaos avec une charmante désinvolture. Ruiné, l’homme de la rue sait parfaitement se contenter de quelques piécettes et s’offrir un café en contemplant la mer la journée durant, assis sur la même chaise du même bar. La vie, je veux parler de la vraie vie, la vie immatérielle, s’y fait douce, gentiment griffée par un coucher de soleil sur le Parthénon. Héraclite l’Obscur n’est jamais loin, qui murmure: «Si tu n’espères pas, tu ne rencontreras pas l’inespéré.»

Lassé de la moussaka et de la salade grecque, je déjeune dans un petit restaurant italien à la terrasse engageante. Mais: la cuisine italienne ne peut être préparée que par un Italien – ou, de préférence, par une Italienne d’Italie –, sous la haute surveillance d’autres Italiens. Même les pâtes réclament les experts de la Péninsule. Donc: déception, désenchantement. La cuisine grecque, elle, a tout à réinventer; elle doit se défaire de ses oripeaux ottomans et levantins – et puis, par pitié, moins d’huile d’olive à tout-va, moins de gras au fond de la casserole!

Friedrich Nietzsche n’y entendait rien en matière de cuisine, même s’il pouvait goûter avec dévotion un gratin de brocolis ou un rôti de veau à la feuille de sauge. En revanche, il avait compris mieux que quiconque l’excès de vitalité des Grecs anciens. C’est précisément ce trop-plein-de-vie qui leur a inspiré le sens du tragique, comme une seconde nature. Ces Grecs, ayant presque tout inventé, inventèrent le raisonnement, et l’exécrable platonicisme qui mit fin aux délires dionysiaques. Naquit alors le règne de l’esprit contre le corps, règne que le christianisme, entre autres monothéismes, paracheva.

Il y a une mélancolie pétillante comme les bulles d’eau gazeuse, une mélancolie euphorisante; et puis il y a une mélancolie poisseuse, terne comme une eau boueuse, et qui nous jette à terre, étendus les yeux au ciel, à supplier la joie. Le Péloponnèse tient de la première. Passage sur un pont surplombant le canal de Corinthe, faille vertigineuse creusée par la main de l’homme. Vestige des heures héroïques de la fin du XIXe siècle; le trafic maritime y est aujourd’hui sérieusement réduit.

Suite du voyage: s’ouvre un jardin immense, parsemé de coquelicots couleur carmin, comme si le soleil se devait de les faire rougir.

Pâques à Spetses, petite île de la mer Egée. La messe du soir est célébrée par un prêtre gonflé de fatuité. Sa voix, épouvantable voix de fausset, est retransmise par les haut-parleurs, et le choeur, restreint, peine à la couvrir. Qu’importe la pertinence du rituel: il peut bien chanter faux, les cloches, elles, sonnent juste, qui égrènent leurs notes dans un ordre à la fois ponctuel et aléatoire. Ding dong, dong ding ding dong et redong: douce folie des sonneurs. Les cloches, de loin en loin, parlent et se répondent entre elles. Elles réveillent le dormeur, elles donnent l’alarme en cas de catastrophe. C’est chaque fois une invitation au paradis, sinon au Jugement dernier.

Pétales de fleurs jetées à la figure, bougie en main, chacun vient grossir la procession. En un long serpent piqué de lumière, la foule s’avance dans la nuit, sur le bord d’une mer qui donne du barouf, comme pour applaudir la cérémonie. Dieu est partout, Dieu est nulle part. Ai-je un peu de piété pour lui? Je garde la réponse pour plus tard, persuadé qu’au jour de ma mort je saurai être absolument abasourdi. Dans ma jeunesse, un vieux professeur d’origine russe m’avait initié à cette sage résolution en forme de désillusion.

Ce soir, Jésus est au tombeau. Demain, il ressuscitera. La foule orthodoxe ne manque pas de ferveur, qui s’est longuement attroupée dans et devant l’église, la mine grave, un peu hébétée. Après le jeûne, elle court s’empiffrer à s’en faire péter la panse – nombreux sont les fidèles qui, à Pâques, se rendent malades, voire meurent d’indigestion. Cannibales, ils vont dévorer l’agneau, qui n’est rien moins que l’incarnation du Christ de L’Apocalypse. L’agneau à sa maman – sa maman: la belle Jérusalem céleste, pavée d’or et de diamants, la Fiancée qu’il finit par épouser – à la manière de Jocaste et d’OEdipe. Au temps de Jésus, Jérusalem comptait de nombreuses sectes. La concurrence entre elles était rude. Lors des cérémonies orgiaques en l’honneur d’Attis, des dizaines de garçons se châtraient, afin de raviver le souvenir de ce dieu d’Asie mineure, jeune berger qui devint l’amant de sa mère Cybèle, et qui, pour ce crime, fut émasculé. Le livre mystérieux de L’Apocalypse, tardivement canonisé, est une sorte de réponse à ces idolâtries, un étrange plaidoyer pour l’inceste symbolique entre une mère et son fils.

Les rituels orthodoxes d’aujourd’hui, avec leur décorum chatoyant, ont tout à envier aux cultes des Grecs de l’Antiquité. Car quoi de plus monumental que l’Acropole? La cité se tenait à ses pieds et la grande statue d’Athena avait largement de quoi combler la ferveur de ses adeptes subtilement polythéistes. Bientôt, le christianisme triomphera, comme une redoutable régression.

Ai-je été heureux lors de mon premier séjour dans la ville? Sans doute. La vie alors était insouciante. Nous avions embarqué pour l’île de Sifnos, dans les Cyclades, que jadis les navigateurs surnommaient «l’île des cuisiniers» parce que les flancs de ses montagnes étaient remplis de terrasses étagées et sur lesquelles l’on cultivait des tomates, des poivrons, des courges et des courgettes, des patates, des aubergines, du fenouil, des concombres, des pois, des haricots, des oignons, de l’ail, des câpres. L’on y faisait du vin, et du miel. Les marins avaient pris l’habitude de s’y attarder pour y déguster une cuisine réputée. Plus tard, ces merveilleuses terrasses seraient laissées à l’abandon. C’est par bateaux venus du continent que les produits seraient acheminés, et les restaurants feraient place à des baraques à frites tenues par un personnel déplaisant, servant une boustifaille à peine comestible et hors de prix. Déplaisants furent aussi les religieux du monastère du prophète Elie le Haut, situé à sept cents mètres d’altitude, monastère que l’on atteignait après plusieurs heures de marche sur un chemin muletier fait de plaques de marbre et de caillasse.

Nous y passâmes la nuit à la belle étoile, dans le froid et le vent, sous le regard parfaitement hostile des moines qui, par mansuétude, nous offrirent une pauvre couverture. Mais: pas même un bol de soupe, pas même un quignon de pain, et le matin pas une goutte de café – «Foutez le camp, laissez-nous prier en paix!» Depuis, le sens de l’hospitalité a été réhabilité, et la courtoisie, et la bonne humeur. Partout en Grèce, les visiteurs cessèrent d’être considérés comme de simples vaches à lait. La plage était belle, hélas envahie par des yachts démesurés, vidangeant leurs excréments sous notre nez.

Sur l’Acropole, à l’heure du soir, règne une quiétude que distrait à peine la rumeur de la ville, long souffle fatigué, parenthèse bienvenue avant les trépidations nocturnes. Le silence n’existe pas, et pourtant l’air se fige entre les hautes colonnes et le sourire des cariatides. Le silence soupire et le monde soupire avec lui. Les Grecs ont inventé l’universalité, une universalité en forme de blessure ouverte, qui ne cicatrisera jamais. Si nos moeurs contemporaines tendent à effacer le souvenir antique, nos rêves sont indéfiniment imbibés de cette mythologie sacrée, parfois prosaïque. Ce qu’il nous reste d’illumination nous vient des Hellènes, ces patients constructeurs d’un monde total. Même si Athènes embrouille son passé, elle demeure l’un des plus émouvants résidus d’une humanité véritablement sacrée, qui nous fait dire: «C’était donc cela, exister.»

«La vie, je veux parler de la vraie vie, la vie immatérielle, s’y fait douce, gentiment griffée par un coucher de soleil sur le Parthénon. Héraclite l’Obscur n’est jamais loin, qui murmure: «Si tu n’espères pas, tu ne rencontreras pas l’inespéré» «Si nos moeurs contemporaines tendent à effacer le souvenir antique, nos rêves sont indéfiniment imbibés de cette mythologie sacrée»

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