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L’historienne qui ressuscite les oubliées des cimes

Il y a un an, Marie-France Hendrikx gravissait le Cervin en tenue du XIXe siècle pour honorer la pionnière de l’alpinisme Lucy Walker. Portrait d’une enthousiaste qui se bat pour la mémoire des exclues de l’histoire

AGATHE SEPPEY @AgatheSeppey Sur les traces de Lucy Walker,

Ça n’a rien à voir avec la gloire. Ça a à voir avec l’histoire. Nom féminin. Celle qu’elles ont écrite sur les cimes mais qu’ils n’ont pas écrite dans les livres. La mémoire des pionnières qui, le 18 août 2021 à 4478 mètres, a crié dans le corps de Marie-France Hendrikx. Entortillée sous trois jupes d’époque, un chemisier et un corset, la Valaisanne de coeur posait ses épaisses chaussures de cuir au sommet du Cervin. Pour ressusciter celle qui, 150 ans plus tôt, était la première femme à le faire, la Britannique Lucy Walker. L’ascension de Marie-France Hendrickx est documentée dans le film Sur les traces de Lucy Walker, projeté le lundi 15 août au Festival international du film alpin des Diablerets (Fifad). Elle n’est aussi «que» l’éruption spectaculaire d’une obsession plus discrète: celle d’une historienne désireuse d’encorder à nos esprits les oubliées de la montagne.

Hautes Fagnes, Belgique, début des années 1980. Marie-France, enfant sauvage et intello, crapahute comme elle respire. Elle vit près d’une réserve naturelle et, «quand elle sera grande, elle veut être un garçon»: «Je me disais que les gars pouvaient faire des choses que je ne pouvais pas faire», s’explique-t-elle aujourd’hui, attablée sur une terrasse de Martigny. La gamine bénit les larges chemises à carreaux et bannit les jupes. Puis, au carrefour des choix du futur, elle se voit autant sage-femme qu’historienne. «L’idée de faire accoucher les gens me plaît.» Le passé l’emporte sur les bébés.

L’histoire des humains, pas celle des vainqueurs

Une licence et deux masters plus tard, la médiation culturelle l’appelle. Marie-France Hendrikx est engagée au Mémorial des enfants juifs exterminés d’Izieu. La douleur de la Seconde Guerre mondiale vient frapper son coeur. Elle perfore aussi la définition de l’histoire avec un grand H que les académiques lui avaient apprise. «La «grande histoire» n’est que celle des vainqueurs, écrite par eux. C’est celle des majorités. Pas des femmes, des handicapés, des homosexuels, des nomades. Ce sont «les braves Français qui ont résisté aux affreux nazis», alors qu’au mémorial, je voyais tant de nuances.» Marie-France Hendrikx veut porter l’histoire des humains et des exclus. Un fil tendu jusqu’à aujourd’hui qui, chaque jour, est tissé par des gens «comme vous et moi, qui respirent, vivent, aiment», image celle qui forme aussi les professeurs d’histoire de demain, à la Haute Ecole pédagogique du Valais.

En 2008, le livre de sa vie ouvre un chapitre en Valais. MarieFrance a 30 ans, est tout juste maman et vient de décrocher le poste de coordinatrice des activités culturelles du château de Valère, à Sion. Et là, nouvelle claque. «On m’a dit: «Qu’est-ce que tu fais ici? Retourne torcher tes marmots!». J’étais Belge, j’avais «pris le job d’un Suisse» et en plus, j’étais une femme… Je ne comprenais pas ce «en plus»!» La stigmatisation fait éclore son féminisme. C’est lui qui la propulsera, treize ans plus tard, au sommet du Cervin.

L’habit, porte ouverte sur l’intime

«Tout est parti d’un apéro qui a mal tourné», ironise-t-elle au moment de raconter l’aurore du projet. En 2019, en discutant avec un ami, ils découvrent que ni lui ni elle ne connaissent le nom de la première femme à avoir gravi le Cervin. Gênant. Un comble même, pour celle qui se passionne de longue date pour l’alpinisme. Marie-France Hendrikx rentre, gratte les tréfonds d’internet, tente de faire parler quelques archives et, vite, se heurte au manque criant de sources écrites sur Lucy Walker. L’Anglaise, qui a conquis la montagne valaisanne le 22 juillet 1871, a escaladé 96 sommets, dont 16 à plus de 4000 mètres. La machine s’emballe. Pour mettre en lumière la réalité des pionnières de l’alpinisme, convaincue du bien-fondé d’une «micro-histoire», Marie-France plonge dans les ressentis, l’intime, le corps: «La tenue était un élément capital pour comprendre ce que Lucy Walker avait vécu.» Elle apprend que la Britannique bricolait ses tenues d’alpinisme

à partir de vieilles robes démodées. Et ose un enseignement: «Malgré toutes les limites qu’on leur met, les femmes vont trouver une force vitale, une créativité et nourrir leur besoin de liberté que rien n’arrivera jamais à réduire.»

L’esprit de cordée

Le jour J est éreintant. Il faut faire avec l’accoutrement – celui qu’elle qualifiait de «muffin» durant les essayages se change en boulet. Il y a aussi la pression de sentir, devant et derrière, tous ces alpinistes à l’assaut du même caillou auréolé. «Je me suis rendu compte que de cette montagne-là je n’en voulais plus. Nous devons être en harmonie avec l’environnement à l’heure du réchauffement climatique. Voir un gars de Londres, tout juste débarqué en avion, monter pour faire ses selfies au sommet… Est-ce que ça a vraiment du sens?» L’historienne loue l’esprit de cordée, si cher à l’époque de Lucy Walker. Sans son ami guide (Laurent Grichting) – lui aussi en habits d’époque! – sans son caméraman (Michaël Rouzeau) et toutes les personnes qui l’ont entourée, «rien n’aurait été possible».

Un an plus tard, alors que le documentaire écume les festivals des films de montagne, Marie-France Hendrikx insiste pour organiser des prises de parole qui contextualisent le projet en marge des projections. Depuis le val de Bagnes où elle vit, elle récolte aussi des témoignages de femmes aujourd’hui âgées qui ont, elles aussi, gravi les cimes. Pour que les vides du passé ne gagnent pas les livres de demain.

un film de Gaëlle May et Michaël Rouzeau. Projection au Fifad, le lundi 15 août à 13h30. www.fifad.ch

«Je me disais que les gars pouvaient faire des choses que je ne pouvais pas faire» MARIE-FRANCE HENDRIKX

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