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De nouveau orphelin

Le grand maître de l’humour dessiné est décédé le jeudi 11 août à 89 ans. En 2019, à l’occasion des 60 ans de la création du Petit Nicolas et de l’adaptation au cinéma de son album «Raoul Taburin», il avait reçu «Le Temps» dans son atelier parisien. Nous

PROPOS RECUEILLIS PAR ANTOINE DUPLAN @duplantoine

DISPARITION Le Petit Nicolas avait deux papas: René Goscinny (mort, beaucoup trop tôt, en 1977), qui le faisait parler. Et Jean-Jacques Sempé, qui lui a donné forme. Sempé est décédé jeudi. A titre d’hommage, nous republions l’entretien qu’il avait accordé en 2019 à notre collègue Antoine Duplan, à l’occasion des 60 ans de la création de ce personnage majeur de notre imaginaire.

Le trait est d’une délicatesse de dentelle, parfois relevé d’une touche d’aquarelle vaporeuse. La matière de ces dessins semble puisée à même les nuages qui passent, les merveilleux nuages. On y voit des nuées d’enfants turbulents, de grands envols de feuilles mortes, la sévère verticalité des villes, de vastes ondulations végétales, de tout petits bourgeois qui se rêvent en grands fauves, de vastes boulevards que la pluie détrempe, des avenues new-yorkaises profondes comme des canyons infestés de fourmis… C’est, reconnaissable entre tous, l’univers de Sempé.

Durant plus de 60 ans, le dessinateur a traduit les petits riens de la vie en vertiges métaphysiques et, inversement, ramené les grandes questions existentielles à leur dérisoire dimension humaine. L’humour jaillit du choc thermique entre l’immense et le minuscule, le sublime et le ridicule. Il est toujours tendre, car si Sempé avait l’art d’épingler les travers des gens, jamais il ne jugeait ni ne condamnait ces peintres du dimanche qui se prennent pour Van Gogh ou ces pêcheurs en rivière qui pensent à Moby Dick. Il a créé un personnage de petit bonhomme rondouillard avec chapeau et moustache à qui, peu ou prou, nous ressemblons tous moralement.

Gamin chahuteur

Situé au septième étage d’un majestueux immeuble du boulevard du Montparnasse, son vaste atelier s’ouvre sur les toits de Paris. Au loin, on aperçoit Notre-Dame, que le dessinateur a vu brûler l’avant-veille: «C’était effroyable, effroyable. On n’avait jamais pensé qu’une pareille catastrophe puisse arriver»… Au fond de la pièce, on trouve un piano, un canapé, une télé et une table devant un mur couvert de dessins. C’est le musée intime de Sempé, son mur du souvenir où il accroche les oeuvres de ses maîtres et amis, Saul Steinberg, Savignac, Abe Birnbaum, Koren, Chaval, Bosc…

Jean-Jacques Sempé a 86 ans. Affaibli par un AVC qui lui interdit de faire du vélo («Je suis vexé», grommelle-t-il), il se déplace avec difficulté et tousse à en perdre le souffle quand il tire goulûment sur sa vapoteuse («Ridicule! C’est ridicule. Mais enfin, on a l’impression de faire un effort…»). L’oeil d’un bleu vif a toutefois conservé la vivacité de l’enfance. Sous l’apparence de l’homme âgé brûle l’ancienne fougue du gamin chahuteur qu’il était tandis qu’une exquise politesse à l’ancienne nuance la truculence du sud-ouest.

Avez-vous vu «Raoul Taburin», le film tiré de votre livre? Oui, deux fois. Je l’aime bien. C’est une bonne adaptation. J’aime beaucoup les comédiens, Poelvoorde et Edouard Baer, que je croise depuis longtemps à Saint-Germain-des-Prés. Je suis ravi qu’ils jouent là-dedans.

Et les films tirés du «Petit Nicolas»? Je ne les aime pas beaucoup. J’avais toujours prétendu qu’on ne pouvait pas faire «Le Petit Nicolas» au cinéma. Mais la fille de Goscinny y tenait absolument. Alors, bon, j’ai laissé faire. C’est la fille de mon copain.

«Raoul Taburin», mais aussi «M. Lambert» ou «Marcellin Caillou»… A côté des recueils de dessins, vous avez publié plusieurs récits illustrés. Vous ressentez le besoin de raconter des histoires? Oui. J’ai toujours aimé faire les deux, raconter des histoires et faire des dessins. Le plus difficile étant de dessiner. Ah, oui! Et de loin… Le dessin ne coule pas de source. Non, non, non, c’est du boulot. Un jour, le brave Jean-Sébastien Bach a déclaré: «Quiconque travaillera autant que moi fera aussi bien.» C’est faux. Je peux vous assurer que j’ai travaillé autant que lui, mais mes dessins n’ont pas la qualité de sa musique.

Oui, mais les dessins de Bach n’auraient peut-être pas eu la qualité des vôtres… Ha, ha, ha! Je lui aurais bien demandé de faire l’échange.

Vous avez travaillé avec des écrivains, Patrick Süskind pour «L’histoire de Monsieur Sommer» et Patrick Modiano pour «Catherine Certitude». Comment se passent ces collaborations? Avec Süskind, c’est très simple: il travaillait dans son coin, on se voyait et voilà. Avec Modiano, rien n’est jamais simple. On se connaissait depuis longtemps et sa femme, chaque fois qu’on se rencontrait, tournait autour de nous, en disant: «Mais pourquoi vous ne faites pas quelque chose ensemble?» Un jour, je les vois, rue de l’Université, venir de très loin. Alors je réfléchis un moment et quand ils arrivent à ma hauteur, je dis à Patrick: «Alors, voilà: c’est une petite fille myope et danseuse. Sa mère est partie à New York. Elle est élevée par son père et va le rejoindre. Tu te débrouilles avec ça.» C’est ce qui s’est passé.

Etablissez-vous une hiérarchie entre les différents arts, le dessin, l’écriture, la peinture, la musique…? Ecoutez, il y a des génies partout. J’ai eu la chance d’en connaître quelques-uns… Regardez ma petite collection: Savignac, le génie de l’affiche, Steinberg, le génie du dessin humoristique, Abe Birnbaum, qui a fait quantité de couvertures pour le New Yorker, et Chaval, et Bosc… Tous ces gens m’éblouissent.

Beaucoup de vos amis sont morts. Y a-t-il une mélancolie chez vous? Une mélancolie… Quand ils meurent, je suis forcément triste. Mais comme je pense à eux tous les jours… Je vis avec eux, en permanence. C’est bizarre comme on peut vivre avec des gens tout le temps sans que ça vous prenne beaucoup de temps…

Ils sont un peu comme des fantômes? Ce ne sont pas des fantômes, mais des légendes pour moi. Comme Louis XIV. Ils sont importants.

La bande dessinée ne vous a jamais attiré. Pourquoi? Je n’aime pas ça. Je n’aime pas les petites cases. Il faut qu’il y ait de l’espace autour. J’ai essayé d’en faire, 28 planches du «Petit Nicolas» quand j’étais tout jeune. Je suis nul.

Vous avez fait de la peinture? Moi? Non. Si, une fois, une toile. J’ai fait une gare avec des gens qui attendent le train sur le quai. Le train n’est jamais arrivé, ils sont toujours là. C’est la seule peinture à l’huile que j’aie jamais faite. Je ne sais plus où elle est. Peut-être chez la galeriste Martine Gossieaux. Je la retrouverai un jour.

Vous souvenez-vous d’un premier dessin que vous ayez fait, enfant?

Mmm! Je préférerais ne plus m’en souvenir. Oui, oui, je m’en souviens très bien. Ah, non! Je ne veux pas en parler! Il est tellement mauvais, c’est une catastrophe. Même raconté, il est accablant.

Avez-vous senti très jeune le pouvoir du dessin? Ecoutez, mon cher, il est plus facile de trouver un crayon et du papier qu’un piano. Alors, j’ai fait des dessins, enfin essayé de faire des dessins. Il fallait bien faire quelque chose. J’ai fait plein de petits boulots. Cela dit, je n’aurais jamais cru que je gagnerais ma vie en dessinant. Ça a été une angoisse constante. C’est un métier de fou…

Si vous aviez trouvé un piano, vous auriez pu devenir pianiste? Là, j’ai le piano de la femme d’un copain. Elle me l’a donné lorsqu’elle a arrêté. Ce piano m’a poussé à mentir une fois. Un jour mon copain Michel Legrand me rend visite. Il sortait de dialyse et il était dans une forme formidable! Il se met au piano et joue avec une facilité, une dextérité effroyables. Le lendemain, je rencontre dans le hall de l’immeuble le voisin du dessous, un homme charmant, qui me dit: «Je vous entends depuis des mois faire des exercices au piano, mais hier, c’était éblouissant! Vous avez fait des progrès incroyables!» Je lui ai dit que ce n’était pas moi, mais Michel Legrand qui jouait! J’ai vu une telle déception sur son visage que j’ai rajouté: «Oui, mais je jouais avec lui!» Il était heureux, mais j’avais menti…

On dit qu’un petit dessin vaut mieux qu’un grand discours. Vous approuvez? J’ai connu de grands discours qui étaient merveilleux et de petits dessins ridicules… Tout est vrai, tout est faux, vous savez.

La politique ne vous inspire pas. Mais les recueils de dessins que vous avez publiés au début des années 1960, comme «Rien n’est simple» ou «Tout se complique», annoncent les bouleversements de Mai 68 en exprimant la complexité croissante du monde moderne… Oui. J’ai un peu catalysé. C’était dans l’air.

Vos dessins racontent une période précise, mais ils restent indémodables, éternels… C’est assez amusant. Nous sommes différents des Chinois, mais Le Petit Nicolas a un succès fou en Chine. Qui aurait cru ça il y a soixante ans?

Comment expliquez-vous le succès du «Petit Nicolas»? Parce que c’est du rêve. Les enfants s’y retrouvent, même s’ils n’ont pas connu les bancs d’école que j’ai connus. Ils comprennent tout de suite l’ambiance de l’école, qui n’a pas trop changé, sauf si ça devient violent. Le Petit Nicolas n’était pas violent. Ils se battaient entre eux mais ne touchaient pas aux professeurs.

Vos dessins et les textes de Goscinny sont indissociables. On était très copains. Il faisait ses textes, je les recevais et je faisais des dessins. Pas trop, parce que c’était très cher à imprimer. J’ai parfois eu la possibilité d’en rajouter quelques-uns dans les livres.

Quelles sont la part de l’observation et la part de l’imagination dans votre oeuvre? L’observation est pratiquement nulle. Je ne suis pas du tout observateur. Cela fait un certain temps que j’habite ici, mais je suis incapable de vous citer les commerçants en bas de chez moi, même si je les vois et que je leur parle. Mais je n’oublie pas les ambiances. Elles me marquent beaucoup. J’ai été ébloui par New York comme par Paris en arrivant de Bordeaux.

Vous travaillez sur documentation? Je devrais, mais je ne le fais jamais, ça m’ennuie. Mon cher Duke Ellington, je l’ai vu plusieurs fois en concert, mais je ne prends jamais une photo quand je le dessine.

«Quand mes amis meurent, je suis forcément triste. Mais comme je pense à eux tous les jours… Je vis avec eux, en permanence»

Un grand boulevard parisien dessiné par Sempé est immédiatement reconnaissable. C’est l’esprit de Paris. Seul un grand boulevard parisien dessiné par Sempé est plus vrai qu’un grand boulevard parisien… Vous êtes fort aimable. Ce que vous dites me fait très plaisir…

Vous travaillez de façon instinctive?

C’est surtout beaucoup de boulot. Je fais n’importe quoi et je m’énerve et je suis furieux et je recommence et je suis en colère et je débarque chez des amis de mauvaise humeur…

A un moment, le trait juste arrive? A un moment, je dois rendre le dessin. Alors là, je ne me pose plus de questions. Car si je recommence, je mets tout le monde dans l’embarras, l’imprimeur s’arrache les cheveux, le retard coûte de l’argent à l’éditeur, il m’en veut un peu forcément. Je ne me suis jamais dit que j’étais content d’un dessin.

Vos dessins font la part belle au blanc…

Oui, j’aime ça. Mais regardez les dessins au mur, tout le blanc qu’ont laissé les dessinateurs. C’est pour l’espace, car tout est confiné dans nos vies.

Vous arrive-t-il de travailler avec l’ordinateur? Mais, j’en ai une peur horrible! Tout ce qui est ordinateur… Je suis affolé, affolé. Le pire, ce sont les téléphones. Vous avez rendez-vous avec un ami, vous êtes content de le voir, et son premier geste est de sortir son téléphone en disant: «Attends! Je vais te montrer quelque chose.» Il tape, et tape, et on n’attrape jamais l’image qu’il veut montrer…

Le monde d’aujourd’hui vous effraiet-il? Ecoutez, je pense qu’en 14-18 dans un village près de la frontière franco-allemande, il m’aurait effrayé aussi. Je crois que le monde a toujours été effrayant. On s’est toujours tapé sur la gueule, sans arrêt.

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