Le Temps epaper

Transition énergétique: le marché du carbone en cinq questions

Instrument phare de l’Union européenne pour lutter contre le réchauffement climatique, le système d’échange de quotas d’émission de CO2 est en train d’être transformé en profondeur. Cette réforme titanesque se heurte à de nombreux écueils

ALEXANDRE BEUCHAT @beuchat_a

Le Parlement européen et les ministres de l’UE ont accepté cet été un vaste plan de réforme du marché du carbone. Ce projet s’intègre dans le paquet législatif «Fit for 55». Ce plan présenté par la Commission européenne en 2021 vise à réduire de 55% les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030 par rapport à 1990, avant d’atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050, objectif du «Green Deal».

Après le choc du 8 juin, qui avait vu les députés européens se déchirer sur cette réforme, les élus se sont accordés le 22 juin sur l’élargissement du marché carbone et la suppression progressive des quotas gratuits à certains secteurs industriels. Ils ont également validé le projet d’une taxe carbone aux frontières de l’Union. Si ce vote constitue une avancée dans la lutte contre le réchauffement climatique, les ambitions ont été revues à la baisse. Explications.

1 Comment fonctionne le système?

L’Union européenne a créé le plus grand marché du carbone au monde en 2005 à la suite des engagements pris dans le cadre du Protocole de Kyoto. Le système européen d’échange de quotas d’émission (SEQE ou ETS pour «Emissions Trading System») s’applique à plus de 11 000 installations fixes et couvre environ 40% des émissions de gaz à effet de serre de l’UE. Sont concernés les secteurs les plus polluants comme les entreprises de production d’électricité, la sidérurgie, les raffineries, les cimentiers ou la chimie. Depuis 2012, le secteur aérien y figure, mais uniquement pour les vols intra-européens.

Le système d’échange de quotas est défendu par l’industrie, qui préfère cette solution plutôt qu’une taxe. Le dispositif repose sur le principe du «cap and trade» (plafonner et échanger). Les industriels qui y participent reçoivent à titre gratuit un certain nombre de droits d’émission. Si un participant émet, par an, plus d’équivalents CO2 que les quotas auxquels il a droit, il doit acheter des permis supplémentaires sur le marché, selon le principe du «pollueur-payeur». Inversement, s’il émet moins que prévu, il peut vendre les certificats dont il n’a pas besoin. Chaque année, le nombre total de quotas d’émission à disposition est réduit.

2 Le dispositif est-il efficace?

Le marché du carbone européen a souffert dès sa création en 2005 d’une série de défauts. «En théorie, c’est un système très efficace mais, en pratique, il est très difficile de le faire bien fonctionner», explique Sascha Nick, chercheur au Laboratoire de l’économie urbaine et de l’environnement de l’EPFL. Le marché du carbone a longtemps été très critiqué pour son inefficacité. Concrètement, le système n’est pas parvenu à fixer un prix pouvant inciter les entreprises à réduire leurs émissions. Les prix ont longtemps été excessivement bas, à quelques euros la tonne de CO2, en raison d’un surplus de quotas. Le marché est très sensible à la contrainte de réduction des émissions fixée par la loi et, sans volonté politique claire sur l’adoption d’objectifs climatiques ambitieux à long terme, il reste faible et ne produit aucun effet. «Le système a réellement commencé à bien fonctionner depuis un an et demi», note Sascha Nick. L’an dernier, le prix du carbone dans l’UE a bondi, passant de 30 euros la tonne de CO2 à environ 80 euros. Le tarif des «droits à polluer» a été poussé par l’anticipation de la réforme du marché européen. L’envolée des prix du gaz naturel a également incité les producteurs d’électricité à se tourner de nouveau vers le charbon, moins cher mais plus polluant.

3 En quoi consiste la réforme?

Le Parlement européen, puis le Conseil des ministres, a voté en faveur d’une extension majeure du marché européen du carbone pour y inclure le transport maritime et routier. Les ministres des gouvernements de l’UE ont toutefois rejeté, sous la pression des lobbys, un élargissement à tous les vols en dehors de l’Union européenne, comme le parlement le proposait. «C’est un pas en arrière pour l’aviation européenne, car une grande part des émissions de ce secteur continuent d’être exemptées. Davantage de pollueurs sont amenés à payer. Mais ce n’est toujours pas suffisant», a commenté la fédération d’ONG Transport et Environnement (T & E).

Un autre point de friction est la vitesse à laquelle les permis de polluer gratuits sont progressivement supprimés. Ceux-ci sont destinés à atténuer l’impact du prix du carbone et à empêcher les entreprises européennes de s’installer là où les émissions sont moins coûteuses. L’élimination progressive des quotas gratuits devrait commencer en 2027 pour se terminer en 2032, a décidé le parlement, mais le Conseil de l’UE plaide pour un rythme plus lent. L’idée est de les remplacer graduellement par un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF, plus connu sous son acronyme anglais CBAM), qui permettrait de fixer un prix pour les marchandises émettant beaucoup de carbone qui entrent dans l’Union.

Ce dispositif vise à éviter la délocalisation d’entreprises actives dans des secteurs à forte intensité de CO2 hors de l’UE («Carbon leakage»). «Ces réformes vont dans le bon sens, à l’exception de l’exclusion du secteur aérien, qui est un scandale», estime Sascha Nick. La route est toutefois encore longue pour la réforme du marché du carbone.

Les Etats membres de l’UE et le parlement ont arrêté leur position respective. A présent, les instances doivent régler les détails lors de trilogues.

4 Et l’intégration de la Suisse dans ce système?

Un système d’échange d’émissions de quotas de CO2 en Suisse a vu le jour, sous sa forme actuelle, en 2013. Petit marché, la Suisse participe depuis 2020 au système d’échange de quotas d’émission de l’UE. Leurs tailles respectives ne sont en effet pas comparables: le volume futur du marché helvétique est estimé dans une fourchette de 6 à 8 millions de tonnes de CO2, alors que celui de l’UE équivaut à environ 1700 millions de tonnes. En couplant les deux marchés, les secteurs suisses concernés bénéficient des mêmes conditions que les entreprises européennes lors de l’achat ou de la vente de droits d’émission, ce qui empêche les distorsions de concurrence. Berne et Bruxelles appliquent ainsi des prix du CO2 identiques. En raison de la forte interdépendance économique, les changements en cours auront des répercussions sur la Suisse. Le Conseil fédéral a mandaté un groupe de travail interdépartemental pour examiner l’importance des mécanismes d’ajustement carbone aux frontières. «Actuellement, les effets possibles de ce dispositif dans l’UE ainsi que les options de la Suisse sont donc analysés en détail», relève l’Office fédéral de l’environnement (OFEV). Le rapport final est attendu pour fin 2022.

5 Existe-t-il d’autres marchés du carbone?

L’Union européenne n’est de loin pas le seul marché carbone. La tarification des émissions de CO2 progresse partout à travers le monde. Selon le dernier rapport de la Banque mondiale, il existe

«En théorie, c’est un système très efficace mais, en pratique, il est très difficile de le faire bien fonctionner» SASCHA NICK, CHERCHEUR À L’EPFL

aujourd’hui 36 taxes carbone et 32 marchés couvrant environ 23% des émissions de CO2. Les revenus des taxes et marchés du carbone ont explosé l’an dernier pour atteindre 84 milliards de dollars, soit une progression de plus de 60% par rapport à 2020. Cette hausse est principalement due à l’envolée des prix du carbone européen. Le rapport de la Banque mondiale souligne toutefois que moins de 4% des émissions de CO2 dans le monde sont couvertes par un prix du carbone suffisamment élevé pour permettre d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris et limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré.

Premier pollueur mondial, la Chine a lancé officiellement son propre marché l’an dernier. Celui-ci ne concerne pour le moment que le secteur de l’électricité, dont les centrales fonctionnent encore très largement au charbon, l’une des énergies les plus nocives pour l’environnement. En termes d’émissions couvertes, c’est le plus important au monde, mais la Chine distribue encore la quasi-totalité de ses quotas carbone gratuitement. Chaque système est doté de caractéristiques propres tant en termes d’industries et de gaz couverts qu’en termes d‘objectifs de réduction. Ce qui explique pourquoi le prix d’une tonne de CO2 peut beaucoup varier à travers le monde.

L’élimination progressive des quotas gratuits devrait commencer en 2027 pour se terminer en 2032

Economie

fr-ch

2022-08-13T07:00:00.0000000Z

2022-08-13T07:00:00.0000000Z

https://letemps.pressreader.com/article/281741273199437

Le Temps SA