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Au Royaume-Uni, «un été de la colère»

Transports ferroviaires à l’arrêt samedi, universités qui débraient, employés d’Amazon en rage… Le pays connaît sa plus importante vague de grèves depuis des décennies. Un tournant pour les syndicats britanniques, jusqu’ici en lent déclin

ERIC ALBERT, LONDRES @IciLondres

La grève massive des transports ferroviaires ce samedi – neuf compagnies qui débraient, soit l’essentiel des trains britanniques – est le dernier signe du large et inhabituel mouvement de colère sociale qui secoue le Royaume-Uni. Cela sera la quatrième fois depuis le 20 juin que le système ferroviaire est immobilisé, deux syndicats alternant les arrêts. Des grèves ont également eu lieu dans les bus, le métro de Londres, BT (autrefois British Telecom), certaines universités, des pubs… «C’est l’été du mécontentement», estime le représentant du syndicat GMB, Steve Garelick. Le terme fait écho à l’hiver du mécontentement de 1979 quand le pays était immobilisé, avec des arrêts allant des usines au ramassage des ordures en passant par… les fossoyeurs.

De mémoire de syndicaliste britannique, on n’avait pas vu un tel mouvement de colère depuis des décennies. «En 2011, il y avait bien eu d’importantes grèves coordonnées, mais ce n’était pas de la même ampleur», estime Kevin Rowan, du Trades Union Congress, la principale confédération syndicale britannique. A l’époque, les manifestations s’opposaient à l’austérité mise en place par le gouvernement de David Cameron et elles venaient presque exclusivement de la fonction publique. Pour les grèves de train, il faut remonter à 1989 pour retrouver un mouvement de la même ampleur.

A chaque fois, le problème est le même: «Avec l’inflation à 10%, les conducteurs de train voient leur salaire réel baisser pour la troisième année de suite, explique Mick Whelan, le secrétaire général du syndicat Aslef, qui représente 21 000 conducteurs de train, à l’origine de la grève de ce samedi. Nous voulons simplement une hausse qui suive le coût de la vie, pour pouvoir acheter en 2022 ce que nous pouvions acheter en 2021. Il n’est pas déraisonnable de demander à son employeur de ne pas perdre en pouvoir d’achat trois années de suite.»

«Je vois tellement de désespoir»

Cet «été du mécontentement» a débuté le 3 août dans l’entrepôt Amazon de Tilbury, à l’est de Londres, quand la direction a annoncé l’offre qu’elle faisait aux salariés: 35 pence supplémentaires pour les manutentionnaires de base, portant leur salaire à 11,45 livres (13,10 francs) de l’heure. Soit 3% d’augmentation, alors que l’inflation au RoyaumeUni atteignait 9,4% en juin.

A cette annonce, la grogne est montée dans la cantine. Des vidéos postées sur les réseaux sociaux montrent des cadres tentant de calmer la colère collective. En vain. Une large partie des salariés ont refusé de retourner à leur poste, perturbant fortement le fonctionnement de l’entrepôt pendant quarante-huit heures. La tension s’est propagée et des grèves sauvages ont brièvement atteint les entrepôts de Coventry et de Bristol.

«Les gens sont dans des situations financières tellement tendues, je vois tellement de désespoir, explique Steve Garelick, de GMB, qui suit la situation sur place. Alors, quand on leur propose 35 pence (40 centimes), bien sûr qu’ils sont furieux.» Il a remis une lettre au siège britannique d’Amazon réclamant l’augmentation des salaires de base à 15 livres de l’heure (17,20 francs).

La colère sociale de cet été 2022 marque un virage dans le lent déclin des syndicats britanniques. En 1995, ceux-ci comptaient 13 millions de membres. Ils sont aujourd’hui moitié moins, à 6,4 millions. «Les dernières décennies ont été très dures, les syndicats ont été mis à genoux, souligne Sian Moore, spécialiste des relations industrielles à l’Université de Greenwich. Mais c’est en train de changer. Les syndicats retrouvent de la voix et leur nombre d’adhérents s’est stabilisé (depuis 2016).»

Pour les syndicats britanniques, la rupture est venue des années de Margaret Thatcher (1979-1990). La Dame de fer a tenu tête aux gigantesques grèves des mineurs (19841985) et des ouvriers du livre (1986), qui ont chacune duré un an. Pour mater ces mouvements, elle a introduit deux lois très dures. Désormais, un syndicat a l’obligation d’organiser un vote de ses adhérents pour déclencher une grève. Pour les très grandes entreprises, il s’agit d’un processus lourd qui prend des semaines. La seconde loi est l’interdiction des grèves de

«Avec l’inflation à 10%, les conducteurs de train voient leur salaire réel baisser pour la troisième année de suite»

MICK WHELAN, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DU SYNDICAT ASLEF

solidarité: les éboueurs n’ont par exemple pas le droit d’arrêter le travail pour soutenir les cheminots. «Nous avons les lois syndicales les plus dures d’Europe», dénonce Mick Whelan, d’Aslef.

Malgré ces contraintes, le climat social est en train de changer. Traditionnellement présents dans les grandes industries lourdes et la fonction publique, les syndicats se sont ouverts à de nouveaux secteurs. A GMB, Steve Garelick, qui travaille sur le dossier d’Amazon, est par exemple spécialiste de la gig economy, ces nouvelles formes de travail très précaires, et a démarré dans ce métier en défendant les chauffeurs d’Uber. Par ailleurs, de nouveaux leaders syndicalistes, plus militants, ont émergé. «La direction des syndicats est plus prête qu’avant à écouter leurs adhérents», estime Kevin Rowan, du Trades Union Congress. Avec l’inflation galopante, tout est en place pour qu’un automne du mécontentement succède à l’été. ■

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2022-08-13T07:00:00.0000000Z

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