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Des bisses aux villes, les communs refont surface

FANNY NOGHERO @FNoghero

Ils auraient vu le jour au détour d’un réchauffement climatique et d’une croissance démographique au XIIe siècle. Les bisses et leur gestion communautaire sont aujourd’hui encore un modèle de gestion durable des ressources. Ils incarnent les communs – collectifs autogérés qui essaiment un peu partout dans le monde – à la sauce helvétique

Le doux murmure de leurs eaux s’intensifie lorsque la pente s’accentue. Leurs ondes scintillantes sillonnent les alpages dans une course aux contours naturels mais remarquablement organisée en réseaux et régulée par un système de trappes. Dans les Alpes valaisannes, alors que la sécheresse sévit, les bisses résistent. Plus que des éléments de paysage bucoliques, à l’heure où se posent de sérieuses questions quant à l’approvisionnement en eau et à la gestion des ressources, ils incarnent les communs ou consortages. Un modèle de gestion communautaire des ressources qui a traversé aussi bien les siècles que les systèmes politiques et qui fait son retour sur le devant de la scène depuis quelques années.

Par commun s’entend une ressource gérée par un collectif autodéclaré comme légitime pour s’en occuper. «Les communs se définissent par trois éléments essentiels, une ressource, un collectif et des règles, définit Leïla Kebir, professeure en tourisme et économie territoriale à l’Université de Lausanne. L’autogestion est une notion primordiale, c’est ce qui différencie les communs des collectivités publiques. Tout comme le fait qu’il s’agisse d’une communauté d’usagers les distingue des associations.» Quant à la ressource, cela peut être aussi bien un pâturage, une forêt, de l’eau que des artefacts urbains, ou des données, des objets aussi matériels qu’immatériels qui sont mobilisés pour en faire quelque chose.

Et la professeure de baliser: «Il ne faut pas confondre le bien commun et les communs. Le bien commun représente un intérêt supérieur autour duquel on fédère des gens. Les communs agissent à une plus petite échelle, il s’agit d’usagers qui ont un concernement pour la ressource et qui sont incités à s’engager. Nous ne sommes pas dans la délégation.» A ne pas amalgamer non plus avec les idéologies marxistes et communistes, puisque dans un commun tous les usagers participent aux décisions, avec une gouvernance très horizontale.

Des droits mais aussi des obligations

Pour en revenir aux alpages valaisans et leurs bisses, ils auraient pour origine, selon les historiens, le réchauffement climatique qui débute au XIIe siècle couplé à une longue phase de croissance démographique dans la période 1250-1350. Un phénomène qui a généré un besoin d’eau que les ressources locales ne satisfaisaient plus, en particulier dans des zones de pauvreté hydrologique naturelle, poussant les communautés à chercher des sources au-delà des limites de leurs villages et à construire les premiers bisses.

Cette lutte pour l’eau s’est concrétisée sur le plan matériel par la construction de canaux d’irrigation parfois spectaculaires, mais surtout par la mise en place de modèles de gouvernance communautaire, dont un certain nombre subsiste aujourd’hui encore, à l’image de ceux de Savièse et de Nendaz. Les règles mises en place consistent en général en un système relativement formalisé de droits sur la ressource, assortis d’obligations d’entretien et de sanctions, permettant de réguler les usages de cette dernière.

«Les consortages d’irrigation, par leur caractère communautaire, leur capacité de résilience et leur longévité, fascinent tout autant que les bisses qui font l’objet de leur gestion. Les règlements qu’ils ont mis en place, qui organisent de manière extrêmement précise et formalisée la distribution de l’eau à travers un système de droits d’eau qui a subsisté (en tout cas sur le papier) jusqu’à aujourd’hui, consacrent un mode de fonctionnement exemplaire», relève Rémi Schweizer dans son travail de mémoire consacré aux bisses et à leurs modes d’organisation.

«Historiquement, les bisses ne sont que rarement des affaires purement privées. En raison des coûts de construction et d’entretien élevés, la plupart d’entre eux ont été construits puis gérés de manière communautaire, par des consortages», explique Emmanuel Reynard, professeur de géographie physique à l’Université de Lausanne.

Une Prix Nobel, des reines et de la raclette

Une gestion qui a fasciné et interpelle toujours de nombreux chercheurs du monde entier. Parmi eux, l’anthropologue américain Robert McCorkle Netting s’est notamment penché sur le cas de Törbel, dans la vallée de Viège, où il a séjourné en 1970 et en 1971. S’appuyant sur des registres communaux extrêmement bien documentés depuis 1224, il a publié, en 1981, une étude ethnologique sur la vie dans le Haut-Valais, intitulée Balancing on an Alp («En équilibre sur la montagne»), portant sur l’équilibre écologique entre les populations locales et leur environnement.

Sa compatriote, la politologue Elinor Ostrom, spécialiste de la gouvernance des biens communs (common-pool resources), a entre autres utilisé ses travaux pour forger son analyse de la gouvernance économique et, en particulier, des biens communs qui lui a valu le Prix Nobel d’économie en 2009. Son travail démontre comment ces derniers peuvent être efficacement gérés par des associations d’usagers. Elle a ainsi ouvert une troisième voie aux théories conventionnelles qui postulent que seules deux solutions s’offrent à la dégradation de l’environnement à laquelle il faut s’attendre dès le moment où plusieurs individus utilisent en commun une ressource limitée: la privatisation de la gestion à travers la propriété privée ou, à l’opposé, le contrôle étatique. Une théorie notamment soutenue par Garrett Hardin dans sa Tragédie des communs publiée en 1968. Elinor Ostrom considère au contraire que, à certaines conditions, «les communautés humaines possèdent une faculté

Les bisses auraient pour origine le réchauffement climatique qui débute au XIIe siècle

d’auto-organisation face à un problème partagé».

Si lorsque Elinor Ostrom a obtenu la fameuse distinction, il a été fait grand battage autour de l’étude du cas de Törbel dans les médias suisses, elle ne s’y est en fait rendue qu’après publication de sa théorie, quelques années avant de recevoir le Nobel. «Elle était invitée à un congrès à Zurich et a souhaité se rendre sur le site étudié par Netting. Elle y a notamment assisté à un combat de reines et dégusté une raclette», sourit Emmanuel Reynard, qui l’avait alors accompagnée dans le Haut-Valais.

Néanmoins, bien que souvent rattachée à Törbel, ses bisses et ses alpages, l’analyse de la première lauréate féminine du Prix Nobel ne colle pas entièrement aux réalités des consortages d’irrigation. «Elinor Ostrom considère comme moteur central la propriété, note Emmanuel Reynard. En tenant uniquement compte de la propriété sur la ressource et du droit d’accès sur la ressource, elle omet la prise en considération des politiques publiques. Or, dans les pays occidentaux, au cours des 150 dernières années, ces politiques publiques jouent un rôle central dans la gestion.»

Dans de nombreux cas, avec le temps, la commune et un consortage se sont réparti les tâches de gestion d’un même bisse et se partagent les responsabilités. Aujourd’hui, de nombreux acteurs s’imbriquent, le privé au travers notamment des sociétés hydroélectriques, le public et le consortage. «L’insertion du commun dans le cadre légal existant, dans le contexte institutionnel, est l’un des principes de réussite», souligne Leïla Kebir.

Les consortages ou communs ne sont pas non plus à comparer à des syndicats intercommunaux, comme il en existe dans tous les cantons pour la gestion de certaines ressources. «C’est une troisième voie. Une des forces des communs, c’est cette aspiration à faire société autrement, à dépasser une forme d’individualisme, à se projeter dans des choses qui concernent le collectif et dans lesquelles on va s’investir. C’est une dynamique. Il y a de nombreux domaines où l’on observe que c’est l’intelligence collective et la collaboration qui permettent de trouver des solutions. Les consortages sont nés ainsi. Les communs, c’est cette troisième voie qui émerge soit par nécessité, soit par l’aspiration de faire les choses autrement, c’est un vrai terreau de solutions.»

Si historiquement il s’agissait de préserver la ressource partagée et d’en assurer sa «renouvelabilité», de nos jours d’autres formes de communs se développent. «Aujourd’hui, la question des communs réémerge en se centrant sur la nécessité de trouver de nouvelles approches de la ville en se focalisant sur les objets urbains tels que les jardins partagés, la biodiversité, la récupération des énergies fatales (énergies captives que l’on peut parfois récupérer), l’espace public, les données associées au déploiement des smart cities. Avec les communs urbains il y a des enjeux différents, tels que d’éviter la privatisation de ressources communes, l’enclosure. Ils visent également à combler un manque lorsque l’Etat et les privés se retirent. Il reste alors des citoyens qui se mobilisent. On a assisté à une émergence des communs après la crise de 2008, qui a donné lieu à des mobilisations en Grèce, en Italie et en Espagne. Dans les communs urbains, on retrouve souvent l’idée de dépasser la logique propriétaire, la pérennité de ces modèles est liée à des embûches, au cadre légal qui ne reconnaît pas forcément la propriété partagée», développe Leïla Kebir. En 2014, Bologne est la première ville italienne à adopter un règlement des communs. Il a depuis été repris par plus de 100 villes italiennes qui l’ont adapté aux situations locales.

Au coeur des communs, il y a les communautés locales. «Elles sont au plus près des conditions d’existence et sont à même de gérer leurs ressources. C’est un contre-pied à la privatisation. C’est un message fort», constate Leïla Kebir. Et de relever l’importante mobilisation de citoyens que l’on observe un peu partout dans le monde afin de trouver des réponses à tous les enjeux de transition auxquels nous sommes confrontés et à la nécessité de dépassement de notre situation actuelle. «Il y a un fort potentiel dans le collectif qui expérimente, qui trouve des solutions, qui s’implique au-delà son intérêt individuel. Il y a quelque chose d’intéressant qu’il faut laisser vivre. Certains concepts aujourd’hui institutionnalisés ont commencé un jour comme ça», rappelle-t-elle.

Né d’une certaine manière autour de l’eau, le concept des communs, basé sur une utilisation rationnelle des ressources, pourrait aujourd’hui servir de base à la gestion des pénuries. «Ce qui est intéressant à observer avec la sécheresse actuelle, c’est qu’il n’y a pas une gestion commune, mais une gestion publique, qui se fait en quelque sort par décret, note Emmanuel Reynard. Certaines collectivités imposent des restrictions, alors que d’autres jouent la carte de la sensibilisation. Dans ce dernier cas, certains citoyens s’autorégulent, alors que d’autres continuent à agir comme si de rien n’était.»

Sous l’égide des communs, il ne serait pas possible à certains de remplir leur piscine, alors que les cultures des autres s’assèchent. Mais c’est là que réside la faille de l’analyse d’Elinor Ostrom selon ses détracteurs; les communs ne résistent pas au-delà d’une certaine taille. L’engagement et l’implication de tous leurs membres étant indispensables à leur bon fonctionnement et leur raison d’être.

Il n’empêche, aujourd’hui encore une majorité des bisses valaisans, soit plus de 80, sont encore gérés par des consortages et 80% des surfaces irriguées (vignobles, prairies, autres cultures) du canton le sont grâce à l’eau amenée par les bisses. Une source d’inspiration à l’heure où la pérennité de certaines ressources se pose plus que jamais.

Une pratique valaisanne

La notion de consortage a vu le jour en Valais et définit une gestion communautaire du travail et des biens collectifs. Dans ce cadre, les consorts – ou corporatistes – disposent de droits et de devoirs, qui sont définis par des statuts et des règlements établis, préalablement, par écrit. La participation aux travaux communautaires (manoeuvre, corvée) et la prise en charge des fonctions relèvent particulièrement des devoirs des consorts, alors que, dans les droits, figure l’utilisation des biens et des aménagements communs.

Sur le plan fédéral, depuis l’avènement du concept de propriété exclusive et la réforme du Code civil en 1912, ces institutions communautaires manquent de reconnaissance légale. C’est donc du côté du droit cantonal qu’il faut chercher leurs consécrations. Juridiquement, les consortages sont considérés comme des corporations de droit cantonal. Ces corporations sont régies en premier lieu par leurs statuts et règlements (qui sont soumis à l’approbation du Conseil d’Etat), en second lieu par la loi application du Code civil/VS, à défaut par l’usage local, et subsidiairement par les dispositions sur la société coopérative. ■

«Les communs se définissent par trois éléments essentiels: une ressource, un collectif et des règles»

LEÏLA KEBIR, PROFESSEURE DE TOURISME ET ÉCONOMIE TERRITORIALE À L’UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

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