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Planter des arbres en ville, ce n’est pas si facile

CLIMAT Pour Rob Hopkins, cofondateur du réseau des villes en transition, que nous avons rencontré, planter des forêts dans les rues est une étape vitale pour lutter contre les fournaises climatiques présentes et à venir

SYLVIA REVELLO @sylviarevello

■ Genève, comme d’autres cités, le sait bien. Mais voilà, dans un tissu urbain très dense en surface et au sous-sol où se croisent canalisations, fibres optiques, parkings et autres équipements, le défi n’est pas facile à relever

■ Abriter et rafraîchir les citadins sous la canopée suppose un changement de paradigme. Il va falloir penser l’arbre non plus comme un accessoire bienvenu, mais comme une infrastructure publique à part entière

«Arrêtons de planter des arbres isolés en ville, plantons des forêts» LAURENT GUIDETTI, ARCHITECTE ET URBANISTE

Alors que la crise climatique s’intensifie, Genève amorce un tournant en matière de végétalisation en milieu urbain. Après des années de plantations au compte-goutte ou dans des espaces trop exigus, il s’agit désormais de planter massivement et de manière qualitative, pour permettre aux arbres de déployer leur plein potentiel contre les îlots de chaleur. Un défi colossal alors que les contraintes sont toujours plus grandes. Dans l’un des cantons les plus densifiés de Suisse, la pleine terre se fait rare en dehors des parcs et l’espace public, saturé en surface comme en sous-sol, fait l’objet d’une lutte d’intérêts.

L’an dernier, le gouvernement s’est fixé des objectifs ambitieux: planter 150 000 spécimens de manière à obtenir, d’ici à 20502070, une couverture arborée (canopée) de 30% en zone urbaine. Un plan d’action pour lequel le canton a prévu d’investir 500 millions de francs et dont les détails seront dévoilés cet automne. Aujourd’hui, hors forêt, quelque 500 000 arbres sont recensés dont 300 000 en milieu urbain. En résulte un taux moyen de canopée de 22%, très inégalement réparti, comme le montrait l’étude «Nos arbres» en 2018. Si Florissant ou Champel sont bien lotis avec une couverture de 30%, d’autres quartiers comme les Pâquis (5,1%) ou la Jonction (9,2%) le sont beaucoup moins, alors même qu’ils sont plus denses. Par ailleurs, entre 6000 et 7000 arbres sont abattus chaque année, selon des critères stricts: sécurité, maladie ou encore projet d’aménagement (10%).

«Le bon arbre, au bon endroit, au bon moment»

Face à l’urgence, certains habitants perdent patience. On l’a vu récemment lorsqu’un collectif d’habitants des Pâquis s’est attaqué au bitume à grand renfort de marteau-piqueur dans l’espoir d’y semer des fleurs. Des plantations sauvages ont également eu lieu au parc Bertrand et à la rotonde du

Mont-Blanc, suscitant l’agacement des autorités, qui rappellent l’importance de planter «le bon arbre, au bon endroit, au bon moment».

Au-delà des chiffres, c’est tout l’enjeu. Des arbres ratatinés dans des fosses de béton qui ne grandiront jamais au-delà de 10 mètres, des alignements monospécifiques qui favorisent la propagation de maladies ou, pire, des arbres en pots: c’est ce que le canton ne veut plus. Or, trouver des emplacements libres avec une profondeur suffisante devient un véritable casse-tête. «Ces dix dernières années, la logique en sous-sol a été: les réseaux avant tout, l’arbre après. Aujourd’hui, on prend conscience de l’importance de planter intelligemment, à long terme», relève Arnaud Gil, architecte paysagiste qui effectue régulièrement des mandats pour des collectivités publiques.

Les directives ont toujours fixé un minimum de 9 m³ pour les fosses de plantation. Trop peu aux yeux du spécialiste, qui préconise d’adapter la taille en fonction du site, des contraintes et des essences. S’ils font de l’ombre sur les sols durs et imperméables qui accumulent la chaleur, les arbres luttent surtout contre les îlots de chaleur grâce au principe de l’évapo-transpiration. «Pour cela, il faut des spécimens avec une couronne importante et un sol «vivant» capable de retenir l’eau voire de la stocker, rappelle Arnaud Gil. Un jeune arbre de 7 m de hauteur a peu de valeur écologique. Il faut attendre une vingtaine d’années pour voir des effets.» Dans un espace de plantation très restreint, la durée de vie moyenne d’un arbre est limitée à 15-20 ans. L’Etat vise désormais au minimum 50 ans, grâce à des fosses de plantation continues les plus larges et profondes possible.

«Genève, comme bon nombre d’autres villes, a pris du retard», reconnaît Patrik Fouvy, directeur du service paysage et forêts à l’Office cantonal de l’agriculture et de la nature. «En milieu urbain, associer les plantations à des travaux de génie civil permet de redéfinir l’espace souterrain et de faire converger les intérêts», détaille-t-il, précisant que les SIG et l’Etat travaillent «main dans la main». L’apport en eau est également un enjeu majeur face à des sols de plus en plus imperméabilisés. «On cherche désormais à optimiser la gestion des eaux de pluie en faveur du végétal plutôt que de l’évacuer dans les égouts.»

L’enjeu du stationnement

Mais dans les faits, tout n’est pas si simple. «Il faut encore beaucoup de discussions avec les différents acteurs de l’aménagement pour réussir à faire cohabiter les nouvelles plantations et les contraintes en sous-sol (canalisations, réseaux, chauffage à distance, ouvrages souterrains). Cela rend les projets de plantations complexes», témoigne l’architecte Arnaud Gil. Dans les nouveaux quartiers, il n’est pas rare que les intérêts écologiques se chevauchent. Le stationnement souterrain, par exemple, libère de l’espace en surface mais encombre encore un peu plus le sous-sol.

Sur un territoire limité, le magistrat vert Antonio Hodgers rappelle que l’enjeu ne se situe pas dans les parcs, mais le long des routes, dans les cours intérieures bétonnées. «A terme, il faudra faire des choix et supprimer des places de parking», avance le chef du Département du territoire, précisant que ces choix reposeront sur des «analyses de quartier précises». Concrètement, il faudra revoir la loi pour une mobilité cohérente et équilibrée (LMCE), qui prévoit de maintenir le ratio de parking, en remplaçant une place à l’extérieur par une place en sous-sol. «Un principe de compensation automatique qui fige la question de l’espace public», pointe-t-il, conscient de la dimension explosive du débat qui s’annonce.

Derrière ces arbitrages, un changement de paradigme: penser l’arbre comme une infrastructure publique à part entière, pas un accessoire. Pour l’architecte et urbaniste lausannois Laurent Guidetti, il faut aller encore plus loin. «Arrêtons de planter des arbres isolés en ville, plantons des forêts», lance l’auteur de Révolution territoriale, qui appelle à accélérer la cadence.

Le rôle des privés

A l’avenir, les privés sont appelés à jouer un rôle grandissant. «Environ un tiers des 150 000 plantations prévues devront être réalisées hors espace public», avance Patrik Fouvy, précisant que des incitations sous forme de subventions existent déjà. L’entreprise Jacquet SA, qui cultive 30 hectares de pépinières à Genève, constate une hausse de 35% de ses ventes de plants depuis janvier. «La demande vient des privés mais aussi des communes qui souhaitent inciter leurs administrés à planter dans leur jardin», détaille Aude Jacquet, directrice de Jacquet SA, qui insiste sur la nécessité du suivi. «L’entretien est central durant les premières années et les privés ne s’en rendent pas toujours compte.»

Alors que les tilleuls, érables champêtres ou merisiers souffrent des épisodes de sécheresse de plus en plus récurrents, un autre défi s’ajoute: planter des essences qui résisteront à l’évolution du climat sur plusieurs années. «Par le passé, on a beaucoup milité pour le retour des essences indigènes, mais aujourd’hui elles montrent leurs limites», souligne Eric Amos, professeur à l’Hepia, pour qui le salut viendra de l’acclimatation d’espèces méditerranéennes, des Balkans ou du Caucase, capables de résister à des étés chauds et secs mais aussi au gel. «On voit qu’à quelques exceptions près les plantes qui nous viennent d’ailleurs sont plus adaptées à la ville et à ses conditions rudes.»

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