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Jean-Yves Cuendet veut habituer nos assiettes aux insectes

L’ex-médaillé olympique combier rêve de mettre des insectes dans l’assiette des Suisses avec sa société Entomos. Même si l’industrie peine à prendre son envol

THIBAULT NIEUWE WEME

Les Esserts-de-Rive, hameau logé au coeur de la vallée de Joux. Pas difficile de s’imaginer un champion de combiné nordique grandir dans ces contrées. Plus compliqué pour une capitale de l’entomophagie. C’est pourtant d’ici, depuis la maison de Jean-Yves Cuendet, que partent chaque jour des paquets d’insectes comestibles aux quatre coins de la Suisse.

Il y a trente ans, l’enfant du pays glissait, sautait, et quand tout se passait bien, ramenait une médaille à son pays. Ce fut le cas en 1994 aux Jeux olympiques de Lillehammer, d’où il revint «bronzé» du combiné nordique par équipes. Une année plus tard, il récidive aux Championnats du monde de Thunder Bay, avec une nouvelle médaille de bronze.

Aujourd’hui, la vocation du Combier a changé. Adieu les lattes et les tremplins. Son nouveau défi: transformer tout ce qui grouille en tout ce qui se mange. Ou presque. «Seules trois espèces d’insectes sont légales pour la consommation humaine en Suisse. Les grillons, les criquets et les vers de farine.»

Dans le traumatisme médiéval

L’idée vient de loin. «En 2008 à Paléo, un stand s’est mis à vendre des brochettes d’insectes. Les organisateurs avaient prévu la quantité pour la semaine entière, mais tout est parti en une seule journée. L’édition d’après, ils ont forcément remis le couvert. Mais une visite du chimiste cantonal a mis fin à la fête… Personne ne le savait, mais la vente d’insectes était interdite», se remémore JeanYves, qui avait assisté à la scène depuis un stand voisin.

Neuf ans plus tard, en 2017, la Suisse devient le premier pays européen à autoriser la vente d’insectes comestibles pour les humains. Se souvenant de l’engouement des foules à Paléo, le Vaudois se met alors à rêver d’un emballement national. En 2019, il rachète Entomos, la toute première société à avoir reçu le feu vert des autorités.

Si l’ancien sportif d’élite a les capacités pour se lancer dans ce projet, c’est qu’il a étudié les sciences économiques à l’Université de Fribourg dès la fin de sa carrière en 1998. «C’est ma plus belle victoire personnelle. Comme je n’ai jamais été très scolaire, je n’étais pas sûr d’avoir les épaules. Ce master a autant de valeur que la médaille olympique.»

Depuis sa terrasse, l’«entomopreneur» réfléchit en fixant l’horizon qu’il connaît par coeur. «C’est un marché compliqué. Il ne faut pas attendre d’évolution majeure avant dix ou quinze ans. Mes prédécesseurs n’avaient pas la patience, mais moi j’y crois dur comme fer!»

A-t-il sous-estimé la «néophobie» des Suisses, cette peur de bousculer ses papilles avec des aliments nouveaux? «Je savais que la transition ne se ferait pas du jour au lendemain. L’Occident garde un certain traumatisme du Moyen Age, où les insectes représentaient le diable, la maladie, le ravage des récoltes. Il y a donc un blocage culturel, peut-être même génétique pour certains.»

Aujourd’hui, même pour les plus audacieux qui franchissent le pas à l’apéro, les insectes restent surtout un moyen ponctuel d’épater la galerie. Peu de ces blagueurs deviennent des consommateurs réguliers. «Il est rare que je reconnaisse des noms dans les commandes; 80% commandent juste par curiosité. C’est chouette de se dire qu’on intéresse beaucoup de gens mais pour les fidéliser, c’est une autre histoire.»

Place à la pratique. L’ancien sportif d’élite, mollets toujours bien sculptés, caracole de la terrasse au «centre de distribution» aménagé au sous-sol de sa maison. Passage obligé par le salon. Sur l’armoire,

«A l’état brut, ça n’a pas beaucoup de goût. Mais on dit que le criquet se rapproche du poulet grillé, le ver de farine de la noisette, et le grillon du pop-corn»

une soixantaine de médailles et de coupes jouent des coudes pour ne pas tomber dans le vide. Les souvenirs de son «autre vie».

En bas des escaliers, un autre mémorial encore plus impressionnant: le mur entier est couvert d’une quarantaine de dossards de compétition. «A la vallée de Joux, on se souvient que j’avais gagné «quelque chose», mais les détails s’oublient très vite. Dans tous les cas, je préfère qu’on me parle de ce que je fais maintenant, pas qu’on me résume à mon passé.»

Au bout du couloir, Jean-Yves pousse une porte verte. «Avant, c’était une chambre d’hôte que gérait ma maman. Aujourd’hui, c’est le prolongement de mon élevage en Argovie.» La pièce est bien loin de pouvoir figurer sur Airbnb. Des bacs entiers de grillons et de vers s’entassent – antennes à découvert – sur la droite de la pièce. A gauche, un brasseur, une scelleuse, une broyeuse et un lyophilisateur brillent de toutes leurs pales.

Des produits dérivés

«C’est ici que je fais les dernières retouches», explique-t-il en piochant une pleine poignée de grillons dans un des cartons, puis en les enfournant dans sa bouche comme si c’était des cacahuètes. «Le désavantage, c’est qu’à l’état brut ça n’a pas beaucoup de goût, dit-il en mâchant. Mais on dit que le criquet se rapproche du poulet grillé, le ver de farine de la noisette, et le grillon du pop-corn.» Il déglutit. «En fait, ça prend surtout le goût de l’aliment avec lequel on le mélange, alors les possibilités sont infinies!»

Chips, tortillas, cookies… Son catalogue compte une trentaine de produits dérivés. Chaque jour, à pas de fourmi, ils conquièrent le marché suisse. Jean-Yves a la sagesse des habitants de la vallée: pour qu’Entomos se fasse une place dans tous les frigos du pays, il attendra.

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2022-07-01T07:00:00.0000000Z

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