Le Temps epaper

Mondrian au-delà des attendus

VÉRONIQUE ZBINDEN, RIEHEN «Mondrian Evolution», Fondation Beyeler, Riehen, jusqu’au 9 octobre.

A Riehen, la Fondation Beyeler montre le parcours de l’artiste néerlandais dans l’évolution de la figuration à l’abstraction. Ci-dessus, «Moulin dans la lumière du soleil», daté de 1908.

A la différence de Kandinsky, Mondrian ne recherche pas l’émotion ou le lyrisme, mais bien «la réalité pure»

«L’origine du rythme de l’oeuvre de Mondrian ne tient pas à la ligne ou aux surfaces, mais à la tension entre différents éléments visuels»

ULF KÜSTER, COMMISSAIRE DE L’EXPOSITION

L’institution bâloise célèbre le 150e anniversaire de la naissance de l’artiste néerlandais en montrant le rôle clé qu’il a joué dans l’évolution de la figuration à l’abstraction

Une paysanne à sabots et coiffe blanche traditionnelle est assise dans un coin de cuisine sombre, affairée à sa table (Femme au fuseau, 1893-1896); face à elle, une Composition en

noir et blanc (1934) se résume à huit lignes, un rythme, une épure. Dès la première salle, l’accrochage intrigue et déconcerte. Là-dessus, une Forêt près d’Oele (1908) – le réseau dense de troncs d’une pinède qui s’embrase au soleil couchant et semble se noyer dans son reflet – voisine avec une toile quadrillée de bandes jaunes, rouges et bleues, évoquant la verticalité de New York (New York City 1, 1941).

Des oeuvres influencées par Van Gogh

Essentiellement chronologique, le parcours que consacre la Fondation Beyeler à Piet Mondrian (1872-1944) joue sur les contrastes pour témoigner d’une évolution tout sauf linéaire. Evolution, sous-titre de la plus importante présentation que lui consacre la Suisse depuis cinquante ans, nous entraîne ainsi de la période de formation de l’artiste, dans la pure tradition des peintres paysagistes néerlandais du XIXe siècle, à l’abstraction la plus radicale, dès les années 1920. Entre-temps, Mondrian traversera aussi des phases marquées par le symbolisme et par le cubisme.

La postérité a retenu la pureté et le dépouillement de ses compositions géométriques, ses toiles blanches zébrées de rares lignes droites, délimitant de grands aplats de couleurs pures. Ce message essentiel n’a cessé d’inspirer le design et la culture pop depuis un siècle, mais aussi l’architecture et la mode; pourtant ce qu’il définit lui-même comme le néoplasticisme est l’aboutissement d’une longue quête.

Qui connaît ce Nuage rouge (1907), moment éphémère et magique où le soleil couchant enflamme une forme cotonneuse? Ou ce

Moulin au soleil (1908), réalisé à grands coups de brosse et dont la palette éclatante choqua ses contemporains? Ces oeuvres évoquent avant tout l’influence de Van Gogh, issu du même milieu et marqué lui aussi par une stricte éducation calviniste. Et que dire des plages de Domburg, de ces dunes déployant des formes mouvantes, des tons roses, orangés, pastel, révélant aussi l’intérêt de Mondrian pour la théorie des couleurs opposées de Goethe…

Epure absolue

Autre motif récurrent, les arbres, que le musée présente dans leur diversité sans fin. On passe de la beauté incandescente de cet

Arbre rouge (1908-1910), frondaison flamboyante sur fond bleu intense à ce Pommier

en fleurs (1912) dont la floraison se résume à un réseau de lignes noires et de notes roses et bleu pâle, à la manière du cubisme à facettes; Mondrian est alors installé à Paris, où il côtoie Braque et Picasso.

D’autres oeuvres de la même période (19121914) et de la même veine se nomment encore sobrement Arbre ou déjà Composition No XII, traduisant l’éloignement progressif de la figuration. Alors que des huiles plus tardives représentent un paysage encore profondément réaliste se reflétant dans un plan d’eau

(Ferme près de Duivendrecht, 1916). Dix salles pour autant de thèmes et près d’une centaine d’oeuvres; le dernier espace présente uniquement la phase radicalement non figurative que l’on associe généralement à Mondrian.

De ses débuts dans la mouvance réaliste de l’école dite «de La Haye» aux influences croisées du symbolisme et du cubisme, son influence est décisive dans la transition de la figuration à l’abstraction. Ce n’est qu’à l’approche de la cinquantaine que Pieter Cornelis Mondriaan – alors installé à Paris, il raccourcit ses nom et prénom – atteint cette épure absolue qui lui vaudra sa notoriété. Ce n’est qu’à l’aube des années 1920, au lendemain de la guerre, que Mondrian embrasse pleinement l’abstraction.

La juxtaposition d’oeuvres figuratives et abstraites nées d’un même souci de géométrie est éclairante; elle révèle le cheminement de l’artiste pour aboutir à la pureté. Une quête marquée par la spiritualité et la fascination de l’artiste pour la théosophie et l’anthroposophie de Rudolf Steiner. Mais aussi une histoire de remise en cause permanente, de questionnement incessant, tout au long de son parcours d’artiste.

La paysanne des débuts renvoie déjà à la grille orthogonale qui sous-tend sa composition. D’où l’intérêt de sa confrontation avec des compositions abstraites beaucoup plus tardives, qui semblent ordonnées par la même grammaire. La Forêt près d’Oele crée une illusion de profondeur spatiale que l’on retrouve dans New York City 1, dont la succession de bandes de couleur évoque l’architecture de la métropole et son rythme, sa scène musicale, Mondrian étant alors sous le charme du boogie-woogie.

De même, le Clocher de l’église de Domburg

(1911), peint à toutes les heures du jour, fait écho à cette Composition No 1; Blanc et Bleu de 1936, marquée par la même verticalité. Etrangement peut-être, le centre de la toile n’est jamais le point de départ des compositions de Mondrian; en l’évitant, il crée au contraire «une asymétrie dynamique caractéristique de son néoplasticisme: l’origine du rythme de l’oeuvre de Mondrian ne tient pas à la ligne ou aux surfaces, mais à la tension entre différents éléments visuels», note en substance Ulf Küster, commissaire de l’exposition, dans le catalogue.

A la différence de Kandinsky notamment, Mondrian ne recherche pas l’émotion ou le lyrisme, mais bien «la réalité pure», qu’il définit comme un équilibre, la mise en résonance des contraires et leur harmonisation. Ce processus mêlant intuition et sens de la symétrie lui est si personnel que les experts n’auraient aucun mal, dit-on, à distinguer illico un faux d’un authentique Mondrian…

Né en 1872 à Amersfoort près d’Utrecht, Piet Mondrian est très tôt en contact avec l’art, que son père, instituteur, enseigne et que son oncle, amateur talentueux, exerce. Il se forme lui aussi à enseigner les beaux-arts à la Rijksakademie d’Amsterdam. Après un premier séjour à Paris et la rencontre du cubisme, dès 1911, la guerre le ramène au pays, où un groupe d’artistes avant-gardistes publie la revue De

Stijl, dont il est proche dans son intention de reformuler l’expression picturale. Paris, Londres, New York: Mondrian passera les 25 dernières années de sa vie dans ces trois métropoles, la dernière le consacrant dès les années 1920 comme héraut de l’abstraction.

LA UNE

fr-ch

2022-07-01T07:00:00.0000000Z

2022-07-01T07:00:00.0000000Z

https://letemps.pressreader.com/article/281509344878356

Le Temps SA