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A Montreux, ma mémoire compte autant que celle des concerts

Alors que s’ouvre ce soir, sur la Riviera vaudoise, la 56e édition du festival, avec a-ha à l’Auditorium Stravinski et Sophie Hunger au Lab, retour sur quelques grands moments de sa longue histoire

GRÉGOIRE NAPPEY @GNappey

Casino de Montreux, 8 juillet 1991. Miles Davis monte sur la scène du Jazz Festival. On ne le sait pas encore, mais c’est la dernière fois, il décédera moins de trois mois plus tard. A même pas 18 ans, je découvre enfin «Miles» en vrai, dirigé par Quincy Jones.

Ce n’est sans doute pas la plus grande prestation ici du trompettiste, plié sur son instrument, tournant souvent le dos au public et un peu noyé par le copieux jazz-band qui l’entoure; mais c’est un souvenir puissant. Cette mémoire, comme bon nombre d’autres concerts montreusiens, a fait l’objet d’un album sorti en 1993. Mais surtout, comme tout le festival depuis ses débuts, a été enregistré, son et image, via les meilleures technologies du moment.

Montreux, c’est une légende artistique et technologique. Passionné non seulement de musique, mais aussi des supports les plus performants pour la valoriser, son fondateur, Claude Nobs, a toujours veillé à ce que les nuits du festival soient immortalisées en haute-fidélité. Et il n’était pas peu fier, à qui avait le privilège de passer un moment dans son célèbre chalet de Caux, d’ouvrir son auditorium où, dans un décor de vieilles pierres et de vénérables poutres, enfoncé dans d’authentiques fauteuils Swissair, on se goinfrait tant d’un concert joué la veille que d’une incroyable archive.

Longtemps, ce matériel hors norme a été stocké – bandes, cassettes ou autres supports – au chalet même, dans un espace protégé. Et puis, la numérisation a fait son oeuvre à l’EPFL: plus de 5000 heures de musique avalées dans de maous serveurs, sept ans de travail pour une mémoire inscrite à l’Unesco. Mieux encore, Tutu (encore Miles) ou Smoke on the Water de Deep Purple ont été les premiers morceaux au monde fixés sur la prometteuse technologie de l’ADN synthétique.

Ces images, quand on a la chance de les revoir, viennent raviver nos mémoires, nous qui sommes passés par le Casino ou le Strav’, une fois, plusieurs fois, souvent. Et chaque prestation est autant un patrimoine de l’humanité qu’un morceau de biographie pour les quidams, associant des notes, bleues ou pas, à une tranche de vie, une amitié, un amour. Cette mémoire-là est au moins aussi importante que l’archivage culturel. L’EPFL, c’est moins connu, en a fait le constat et s’y est attelée, via un programme de récolte de témoignages. En attendant, Le Temps propose sa sélection en toute subjectivité, comme le sont nos souvenirs.

Chaque prestation est un patrimoine de l’humanité

Charles Llyod (18 juin 1967)

Première édition du Montreux Jazz Festival (MJF) et première star internationale. Entouré de Ron McClure (basse), Keith Jarrett (piano) et Jack DeJohnnette (batterie), le saxophoniste de Memphis, que Claude Nobs est venu chercher à Cointrin dans une Aston Martin verte, donne un concert qui instantanément fait de la manifestation vaudoise un rendez-vous d’exception. Ce concert originel, longtemps resté pour les jazzophiles un fantasme, a finalement été édité en 2019.

Bill Evans (15 juin 1968)

Un an après avoir accompagné Charles Lloyd, Jack DeJohnnette est de retour à Montreux. Aux côtés du contrebassiste Eddie Gomez, il accompagne Bill Evans, connu pour avoir été le pianiste du prestigieux sextet de Miles Davis, réunissant John Coltrane et Cannonball Adderley. Pierre Grandjean, ingénieur du son à la Radio romande, enregistre le concert qui, sous le titre Bill Evans at the Montreux Jazz Festival et avec le château de Chillon en photo, devient le premier live officiel du MFJ et lui confère une audience internationale.

Ella Fitzgerald (22 juin 1969)

Héritière de Bessie Smith et Billie Holiday, l’Américaine débarque à la fin des années 1960 auréolée du titre de plus grande chanteuse de jazz vivante. Accompagnée par un trio composé de Tommy Flanagan (piano), Keter Betts (contrebasse) et Bobby Durham (batterie), Ella démontre qu’elle a le swing tout au long d’une performance au cours de laquelle elle explique vouloir reprendre des «modern sounds», offrant notamment une version virevoltante du Hey Jude enregistré par les Beatles l’année précédente. Elle reviendra quatre fois à Montreux, pour elle aussi forger la légende du festival.

Santana (20 juin 1970)

Dix mois après sa prestation à Woodstock, le groupe emmené par le guitariste Carlos Santana est sur la scène du Casino. Alors qu’en décembre 1969 l’assassinat d’un Afro-Américain par les Hells Angels lors d’un concert gratuit des Rolling Stones dans la région de San Francisco a marqué un coup d’arrêt brutal à l’utopie hippie, l’Europe vibre aux sons de la contre-culture américaine. Santana offre un concert en forme de transe collective, Carlos devient un ami du festival vaudois.

Aretha Franklin (12 juin 1971)

Unique concert montreusien pour la «Queen of Soul», mais quel concert, comme en témoigne un extrait, utilisé dans le récent documentaire en trois parties, They All Came out to Montreux, visible sur Play Suisse. Plus qu’un concert, c’est une messe gospel que propose Miss Aretha devant un public qui ne sait pas trop ce qui lui arrive tant elle fait corps avec sa musique.

Nina Simone (3 juillet 1976)

Il s’agit là, peut-être, du concert le plus unanimement acclamé de l’histoire du festival, dont un extrait clôturait encore l’été dernier le parcours de l’exposition Jazz Power! proposée par les Rencontres de la photographie d’Arles. Connue pour ses caprices et son comportement parfois erratique, Nina, la diva est ce soir-là au sommet de sa légende. Elle vit désormais en Suisse et donne un récital où il est question de jazz, de musiques noires mais aussi de ségrégation; c’est beau et intense, on devine les larmes de celles et ceux qui y étaient.

Marvin Gaye (7 juillet 1980)

Il a déjà publié une quinzaine d’albums lorsque le MJF l’accueille pour la première et dernière fois de son histoire. Chemise blanche à jabot et veston rouge, Marvin Gaye est d’une classe totale pour un concert dont l’enregistrement est devenu un classique des «live at Montreux». C’est un véritable best of que déroule le natif de Washington, avec en guise de final une triplette de standards – Inner City Blues, Mercy Mercy Me et What’s Going On – qui achèvent de prouver qu’il incarne à lui seul le «Motown sound».

James Brown (7 juillet 1981)

Quinze musiciens, dont trois choristes, une section de cuivres et deux guitaristes font monter la température. «Mister Dynamite» déboule comme un taurillon, trépigne, fait le grand écart et rugit tel un lion en rut. Dans Please, Please, Please, à trois reprises, il s’effondre, épuisé par l’exaltation… Mais arrache la cape dont on le drape pour se donner encore au public. Il conclut avec Sex Machine avant de se laisser emmener hors de scène selon un rituel sacrificiel magnifiquement codifié.

Talking Heads (5 juillet 1982)

La bande-son des eighties débutantes était la musique des Talking Heads. Augmenté de quelques percussionnistes et choristes, le quatuor new-yorkais ouvre cet unique concert suisse avec Psycho Killer, un précis de névrose obsessionnelle. Un grand souffle d’inspiration passe. Musicien cérébral, le chanteur David Byrne concilie frénétiquement la tête et les jambes. Il entre en transe, danse comme un dindon épileptique, exprimant de sa gestuelle saccadée l’électricité du groupe et de l’époque.

Material (14 juillet 1983)

C’est une vibration tellurique, un grondement évoquant les fondations de la terre et la minéralité new-yorkaise. C’est Bill Laswell qui slappe sa basse. Avec Material, un combo à géométrie variable, le titan a défriché nombre de voies ardues. Il s’est produit à Montreux en compagnie de Sonny Sharrock, free-jazzaman qui prend sa guitare

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