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Le retour en grâce des compétences humaines au travail

SILNA BORTER PROFESSEURE À LA HEIG DU CANTON DE VAUD

Selon une conception dominante de la gestion des salariés, nous sommes toutes et tous des «produits» dotés d'une valeur marchande, qu'il s'agit de mettre à profit et de développer. Nous disposons en effet de compétences, qui forment la valeur de notre «moi au travail».

Le discours majoritaire place chez l'individu la responsabilité d'exprimer ces compétences, de les tenir à jour et de les faire évoluer selon les exigences du marché. Et qu'exige le marché? Les prédictions convergent vers l'anticipation d'un raz-de-marée d'intelligence artificielle et suggèrent le développement de compétences distinctives. Ainsi, il est recommandé de miser sur les compétences qui nous permettent d'exprimer notre zone d'excellence et sur les compétences qui expriment notre plus profonde humanité: la partie de notre intelligence capable d'interpréter un contexte émotionnel et d'y réagir de manière appropriée. Les ruptures mises en relief par la pandémie exacerbent cette nécessité d'une bonne «gouvernance de soi»: les frontières des entreprises se brouillent, l'incertitude domine, des formes inédites de motivation pour le travail émergent, le malaise augmente. Autant dire que la cote des employés capables de travailler sainement en équipe, de mobiliser l'intelligence collective et de susciter l'inspiration est sur le point de monter en flèche.

Cette intelligence collective, certaines entreprises ont choisi d'en faire une compétence forte et de la mettre en pratique à large échelle. Les valeurs prônées doivent alors trouver leur place dans les processus de décision et s'accompagner d'une gouvernance garante de leur respect.

Pour les autres, les tendances lourdes se nomment «transparence» et «évaluation», s'exprimant dans une procédurisation effrénée, dans une simplification forcenée et dans la recherche d'un consentement «libre et éclairé» orienté vers la norme à atteindre collectivement. Rien d'affriolant en termes de savoir-être humain.

La «demande du marché» en termes de compétences souples se trouve donc majoritairement en décalage avec le contexte de l'entreprise, qui devrait les valoriser. Cela malgré le visible retour en grâce des compétences humaines dans un monde professionnel qui les avait longtemps décriées. En effet, certaines compétences, comme l'empathie, étaient plus ou moins ostensiblement attribuées à un management velléitaire ou animé par le «laisser-faire». L'exhortation à la bienveillance confina à la nausée, dans un sulfureux voisinage avec une psychologisation des relations de travail, qu'il devint facile de critiquer.

Et que dire de la gentillesse, tant associée à la faiblesse qu'elle dut trouver des défenseurs parmi les philosophes, à défaut de se faire une place naturelle dans le paysage du management? Difficile, pour une entreprise, de s'afficher aujourd'hui avec ce qu'elle avait mésestimé hier. Plus difficile encore de faire des changements permettant de prendre en compte le degré d'acquisition de ces compétences dans les outils d'évaluation et de pilotage. L'évolution du degré d'intelligence collective est sans doute moins mesurée que le degré de productivité ou de digitalisation, ce qui est déraisonnable au vu de l'avenir qui nous est dépeint.

Tout cela conduit à un paradoxe. L'acquisition de compétences utiles au marché est placée sous la responsabilité individuelle. Le marché réclame des compétences humaines. Ce n'est pas le besoin immédiat des entreprises. Ces compétences sont prisées dans la sphère privée, mais pas dans la sphère professionnelle, qui aurait plutôt tendance à les ignorer, voire à les décourager. Comment, dès lors, mettre ses compétences souples en adéquation avec les besoins du marché? Il ne reste qu'à frapper aux portes des entreprises qui misent sur l'intelligence collective ou apprendre par soi-même à mieux faire partie des Humains, même si cela doit se faire dans un monde de brutes.

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2022-01-28T08:00:00.0000000Z

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