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Des projets miniers divisent le Portugal

Le marché des batteries électriques a besoin de lithium. Pour rentrer dans la course, Lisbonne autorise d’immenses mines dans des régions à la nature préservée. Les habitants craignent que les autorisations s’accélèrent après les élections de dimanche

JULIETTE CABAÇO ROGER ET GWENVAËL DELANOË, RÉGION DU BARROSO

La petite route de montagne serpente à travers la brume. On distingue à peine la silhouette des vieux chênes qui bordent les pâturages. Et le panneau d’entrée de Covas do Barroso surgit, agrémenté d’une banderole clamant «Não quer minas» («Ne veut pas de mines»), comme le répètent les affiches couvrant les maisons anciennes de ce village d’environ 180 habitants. C’est ici, dans cette campagne du nord du Portugal, que la méga-mine de lithium de l’entreprise anglaise Savannah Resources doit éventrer la montagne et la forêt, sur 593 hectares. Elle deviendrait alors la plus grande d’Europe de l’Ouest. Démarrage possible en 2023. Mais à Covas, pour les habitants, c’est hors de question. «Il n’y a aucun avantage pour nous dans ce projet, aucun, confie avec tristesse et colère Aida Fernandes, éleveuse. C’est la fin de notre rivière, de notre village!» Dans la région du Barroso, l’agriculture est peu mécanisée, souvent vivrière, et le bocage est si bien préservé qu’il est classé au patrimoine agricole mondial par l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO). Avec la mine et ses pollutions, ce sont la biodiversité et un mode de vie traditionnel qui seraient mis en péril. Bottes aux pieds, Maria Loureiro ouvre la marche sur le sentier qui mène au site choisi par Savannah, entre forêts et pâtures, à seulement 200 mètres des maisons les plus proches. «Ils veulent acheter nos terres, mais elles n’ont pas de prix, c’est notre moyen de subsistance, explique cette autre éleveuse. La forêt, c’est un futur pour toute la vie. La mine, c’est un futur pour quoi? Dix ans? Et après?»

Les plus hauts standards

Savannah Resources, elle, l’assure: le projet sera développé «de façon responsable» en appliquant «les plus hauts standards». «Une mine verte? C’est ça qui est vert!» lâche Nelson Gomes, montrant la forêt. Eleveur lui aussi, il résume le sentiment général: «On ne nous a jamais demandé notre avis, ni informés, tout ça nous est imposé.»

Le maire de Boticas, dont fait partie Covas, confirme: «J’ai été mis au courant du projet parce que les habitants m’ont prévenu qu’il y avait des prospections sur les terrains de la commune, affirme Fernando Queiroga (PSD, droite). On leur a interdit l’entrée depuis.» Pourtant, Savannah assure que le projet redynamisera la région, créant des centaines d’emplois directs et indirects. Argument balayé par le maire: «Ici on ne manque pas de travail, mais que deviendraient les emplois agricoles existants? On ne pourra plus vendre une viande et un miel d’excellence avec une mine à côté.»

«On a appris le projet à la TV»

Dans la région du Barroso, les banderoles hostiles aux mines fleurissent dans chaque hameau. Sept projets seraient à l’étude, dont trois à des stades avancés. A Montalegre, c’est Lusorecursos qui entend créer une mine de lithium à ciel ouvert. Alors qu’un vent glacé fait tourbillonner les flocons, Armando Pinto, enseignant, se réchauffe dans le café-restaurant familial: «On a appris le projet par une émission de télé! Avec une entreprise qui s’est constituée trois jours avant la signature du contrat, et un patron mouillé dans un scandale [le plus grand scandale de détournement de fonds publics au Portugal, ndlr]. On n’a pas une grande confiance dans nos institutions.»

Ici aussi, les habitants craignent pour la biodiversité et la paysannerie locales. Mais aussi pour leurs ressources en eau, qui ne cessent de baisser. «En 2019, Lusorecursos est venue présenter le projet, raconte le professeur. Ils s’attendaient à des gens âgés qui n’y comprennent rien, et se sont finalement heurtés à des gens qualifiés. Ils ont été incapables de répondre à nos questions!» Un réseau de riverains s’est alors constitué pour empêcher, jour et nuit, que les employés de l’entreprise ne s’introduisent sur leurs terres pour prélever des échantillons nécessaires à l’étude d’impact.

Une opposition «politique» peu du goût du maire local, étiqueté PS (centre gauche), comme le gouvernement, et favorable aux mines. Orlando Alves, récemment mis en examen pour corruption et réélu dans des conditions douteuses, se retrouve aujourd’hui en porte-àfaux avec une partie de ses administrés: «Les opposants sont ignorants en la matière. Si le projet est si destructeur qu’ils le disent, il ne passera pas!»

Lui attend avec confiance l’avis de l’Autorité portugaise de l’environnement (APA). Pourtant, son impartialité est mise en doute: il est mis en examen pour rétention d’information dans l’enquête publique du projet de Covas. Quant au ministre de l’Environnement, João Pedro Matos Fernandes, il a publiquement déclaré qu’il espérait que l’APA – sous sa tutelle – valide l’étude d’impact: pour les opposants, ce sont des «pressions inadmissibles». Ils appellent à la démission du ministre.

Un axe stratégique du gouvernement

Le Portugal aurait les plus grandes réserves de lithium en Europe, même si cela ne représente que 0,3% des ressources mondiales. La Commission européenne le considère comme un métal stratégique pour répondre à la forte croissance des nouvelles technologies. Mais aussi à celle des batteries de voitures électriques: un marché européen estimé à 250 milliards d’euros.

Et le gouvernement portugais ne compte pas passer à côté: dans son plan initial de relance, l’extraction du lithium était une priorité, finalement abandonnée face au tollé politique. Mais son empressement demeure – il a octroyé discrètement, fin 2021, 14 concessions minières le même jour.

En décembre 2021, avant même que l’étude d’impact de la mine de Savannah à Covas do Barroso ne soit approuvée, le Ministère de l’économie annonçait la création d’une usine de raffinement du lithium, en partenariat avec Savannah. Les opposants aux mines en sont convaincus: les projets du Barroso vont s’accélérer juste après les élections législatives du 30 janvier.

A Covas, Nelson fulmine: «Ils parlent de «décarbonisation», nous aussi on est pour. Mais ils veulent nous sacrifier, nous, alors que s’il y a quelqu’un qui ne pollue pas, de par notre mode de vie, c’est nous! Ce n’est pas juste.» Mais comment fabrique-t-on nos téléphones, alors? Nelson, comme ses voisins, n’hésite pas: «On préfère ne pas avoir de téléphone plutôt que d’avoir des mines!» ■

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2022-01-28T08:00:00.0000000Z

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