Le Temps epaper

Au Théâtre Saint-Gervais, un flot d’hémoglobine réveille les consciences

MARIE-PIERRE GENECAND Cry, Théâtre Saint-Gervais, Genève, jusqu’au 7 décembre.

Et si on pleurait tous un bon coup au lieu de dire que tout va bien avant de s’entretuer? A Genève, Lena Kitsopoulou pose avec «Cry» la question de manière musclée

La dernière image de Cry? Quatre corps ensanglantés qui gisent pêle-mêle sur un canapé et, au-dessus d’eux, la mort qui fait le V de la victoire. C’est sûr, la mort est la grande gagnante au Théâtre Saint-Gervais. Elle réussit un carton plein dans ce spectacle radical et drôle qui montre que le trépassé n’est pas forcément le gentil désigné, et l’assassin le méchant tout trouvé.

«Pourquoi, dès que quelqu’un est assassiné, il devient forcément la victime? Il faut ouvrir les yeux, élargir sa vision», implore Lena Kitsopoulou, qui va jusqu’à convoquer Hitler par provocation. Inspirée de Quentin Tarantino pour la déferlante d’hémoglobine et de Rodrigo Garcia pour le discours désenchanté, cette ode à la lucidité en grec sous-titré fait du bien dans notre société de la plainte stéréotypée.

On aime les autres… de loin

«Vous ne trouvez pas étonnant que tout le monde cherche à se retirer de la société, à vivre à la campagne ou sur des îles désertes, tout en vantant les droits de l’homme? En réalité, plus personne ne supporte plus personne, mais chacun refuse sa propre misanthropie», sanctionne la metteuse en scène dans un monologue final, un cri parfaitement désespéré. Auparavant, les trois élégants d’une soirée classe ont connu des épisodes, disons, énervés. Chacun, tour à tour, est sorti de sa réserve pour trucider son prochain sur l’air de «je lui avais dit d’arrêter, pourquoi n’a-t-il pas écouté?»

La première salve, surprenante, intervient à la suite d’une piètre performance au piano. Pauline Huguet dans une robe pailletée prétend savoir y jouer, massacre My way avec discipline et ne réalise pas que Marilena Moschou, figure longiligne, commence à verser du côté obscur de la force. Une chaussette-garrot et une perceuse plus tard, la pianiste repose sans vie tandis que la meurtrière se lance dans un immense monologue de justification. Tellement, d’ailleurs, qu’elle finit par rendre fou le personnage interprété par Nikos Karathanos qui, malgré son smoking immaculé, va joyeusement l’éviscérer et projeter foie, estomac et intestins sur le plateau. Gore, vous avez dit gore?

Rire et monde sans foi ni loi

Lena Kistopoulou a déjà secoué Genève avec son théâtre musclé. En 2013, sur cette même scène de Saint-Gervais alors dirigée par Philippe Macasdar, l’artiste a livré Vive la mariée!,une charge hallucinante d’énergie qui mêlait tous les styles pour raconter le destin d’une épouse devenue cocotte après avoir été manipulée par un séducteur sans scrupules. On riait déjà beaucoup face à ce constat d’un monde sans foi ni loi. «On peut tous pleurer, se livrer à des chantages affectifs, mais moi je ne pleure pas, car je ne veux pas attirer de la pitié», expose le personnage de Lena Kistopoulou dans Cry, après avoir flingué le troisième convive.

Le message de ce spectacle déglingué? Le monde va mal, très mal, alors pourquoi chacun fait semblant d’aller bien et, dès qu’il en a l’occasion, commet l’irréparable avant de demander pardon? Ne faudrait-il pas commencer par pleurer un bon coup, ensemble, et admettre notre désespoir collectif pour pouvoir reconstruire quelque chose de plus décent? Cette proposition sensée, Lena Kistopoulou la livre sourire aux lèvres et grenade à la main.

Société & Culture

fr-ch

2021-12-07T08:00:00.0000000Z

2021-12-07T08:00:00.0000000Z

https://letemps.pressreader.com/article/281822877088323

Le Temps SA