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Le monde du travail a changé et la gouvernance des entreprises n’est plus adaptée. Parole d’expert

PROPOS RECUEILLIS PAR VALÈRE GOGNIAT @valeregogniat

La multiplication des affaires de harcèlement ou de sexisme révèle une transformation fondamentale du monde du travail, selon le spécialiste des questions de gouvernance Didier Cossin. Problème: très peu d’organisations ont compris comment gérer ce bouleversement

Harcèlement, sexisme, racisme… Dans le monde économique suisse, de plus en plus d’affaires relevant d’une mauvaise gestion des ressources humaines sont sorties ces derniers mois. Il y a eu le cas de la RTS, mais aussi de Patek Philippe, du Béjart Ballet Lausanne, de la compagnie Alias à Genève et, plus récemment, de l’ONG GICHD.

Pour Didier Cossin, spécialiste des questions de gouvernance à l’IMD à Lausanne, c’est tout à fait normal: les attentes des employés ont évolué mais les structures qui les emploient restent très en retard sur ces questions.

On a l’impression que dans la foulée du mouvement #MeToo, on assiste aujourd’hui à une forme de libération de la parole au sein des entreprises, des ONG ou des fondations. C’est aussi votre avis?

Nous assistons en effet à une transformation fondamentale du monde du travail. Les employés ont d’une part des attentes beaucoup plus prononcées que par le passé sur trois dimensions: la santé et la sécurité, la dimension d’égalité (entre ethnies, genres, etc.) et la dimension économique (salaire, sécurité de l’emploi). D’autre part, les organisations au sens large ont dû prendre un niveau de responsabilité sur la santé mentale de leurs employés qu’elles n’avaient jamais eu auparavant. Il y a encore cinq ans, les conseils d’administration évoquaient surtout les questions stratégiques (numérisation, acquisitions, etc.). Aujourd’hui, les meilleurs conseils d’administration s’interrogent sur la culture de l’entreprise et le capital humain. L’impact est massif mais cela est encore très confus du point de vue de la culture des organisations. Il y a une quarantaine d’années, la valeur des actifs tangibles dans les entreprises, c’était 83%. Aujourd’hui, les actifs tangibles, c’est moins de 10% et 90% de la valeur des entreprises, c’est l’intangible: du savoir-faire, de la culture organisationnelle, de la propriété intellectuelle et… du capital humain.

C’est donc ce phénomène qui provoque une libération de la parole de ces entreprises et qui entraîne cette succession «d’affaires»…

On parle depuis longtemps des critères ESG (environnement, social, gouvernance) mais pendant longtemps, c’était surtout l’environnement qui comptait. Aujourd’hui, les deux autres dimensions prennent davantage de place. La nouvelle génération qui arrive sur le marché du travail est complètement acquise à ces notions d’ESG. Les études montrent que même si les employés ont des opinions politiques très différenciées, ils se retrouvent sur ces attentes vis-àvis de leurs employeurs. En outre, ils se sentent aujourd’hui plus légitimes pour s’exprimer, ce qui explique la succession d’affaires que vous évoquez.

Le covid y est pour quelque chose?

C’est une partie du problème. Le travail à distance a généré une forme de perte d’humanité au sein des entreprises. Les employés s’y sont sentis moins bien. Lorsque l’on travaille à la maison, on voit davantage les défauts de la structure qui nous emploie et nous perdons un sens de l’appartenance. C’est donc une tendance de fond, mais la crise du covid l’a accélérée.

Ce qui frappe, c’est que dans de nombreux cas les problèmes sont signalés à l’interne, mais que les dispositifs prévus ne fonctionnent pas. Pourquoi?

Les entreprises, les fondations, les ONG, sont très en retard sur ces sujets. Ils n’ont pas saisi à quel point le monde était en train de changer. Les meilleures organisations se posent ces questions et travaillent dessus mais cela ne représente que 5 à 10% des conseils d’administration. Les autres n’en sont non seulement pas conscients mais n’ont pas les capacités ou les compétences pour réaliser cette transformation. Demandez-vous combien de spécialistes des ressources humaines atteignent les conseils d’administration? Quasiment aucun. C’est encore très cantonné au domaine financier.

Quels outils mettre en place pour être certain de ne pas minimiser les cas lorsqu’ils apparaissent, mais aussi de les traiter avec la distance nécessaire?

Il faut veiller à exprimer les valeurs propres à l’organisation de façon claire et répétée pour tout le monde. Ensuite, éduquer les employés, les cadres pour qu’une certaine sécurité psychologique traverse l’entreprise et que les gens se sentent libres de s’exprimer. Enfin, organiser des sessions, des conférences à l’interne sur ces questions pour générer une sensibilisation. On peut également mettre en place des comités d’éthique, ou permettre aux ressources humaines d’avoir un canal de discussion directe avec le conseil d’administration, dans l’éventualité où il y aurait un problème avec la direction.

Est-ce que les entreprises que l’on pouvait jusqu’ici qualifier d’autoritaires ou, dans certains cas, de paternalistes, n’ont plus d’avenir?

Je ne pense pas qu’il y aura à l’avenir un modèle dominant. On entre dans un monde infiniment compliqué où tous les modèles existeront. Ce qui est sûr, c’est qu’une gestion médiocre du capital humain ne passera plus mais que le seul capital humain ne suffira pas pour se développer.

L’expression de «capital humain» est-elle vraiment la plus adéquate?

Je ne l’aime pas beaucoup non plus, mais c’est celle qui est utilisée dans la littérature et dans les rapports annuels des entreprises.

«Une gestion médiocre du capital humain ne passera plus mais le seul capital humain ne suffira pas pour se développer»

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2021-12-07T08:00:00.0000000Z

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