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Migros, le pinard et l’esprit de Duttweiler

ALINE BASSIN @BassinAline

2022 entrera peut-être dans l’histoire suisse comme l’année qui verra la petite arvine ou l’absinthe se glisser dans les rayons de Migros. La Fédération des coopératives du groupe a en tout cas modifié il y a un mois ses statuts pour ouvrir la porte à cette possibilité. Conséquence: les dix sections régionales du géant orange pourront consulter leurs membres l’an prochain pour tenter d’obtenir le droit de trahir la mémoire du fondateur de l’empire: jusqu’à sa mort en 1962, Gottlieb Duttweiler s’est en effet toujours catégoriquement opposé à la vente d’alcool dans ses supermarchés. Capitaliste d’obédience humaniste, le commerçant zurichois se refusait à alimenter une dépendance qui faisait des ravages dans les couches populaires.

L’exercice de démocratie économique qui se profile s’annonce passionnant, car l’affaire n’est pas du tout pliée. Si les dirigeants du groupe ont décidé de planter un dernier clou dans le cercueil de Gottlieb Duttweiler, rien ne dit que les deux millions de Confédérés qui possèdent un petit bout du leader suisse de la grande distribution soient prêts à porter un nouveau coup de canif dans la mémoire du père fondateur.

La polémique déclenchée par l’annonce des dirigeants de Migros rappelle en effet à quel point la coopérative occupe une place à part dans l’inconscient collectif helvétique. Souvent immortalisé un chapeau vissé sur la tête et un cigare à la bouche, le géniteur du premier employeur du pays a réussi l’exploit de tisser un lien quasi charnel entre la population suisse et son entreprise, transformée en coopérative en 1942.

De la guerre des prix à l’îlot de cherté

Cette position unique doit beaucoup à ce statut juridique particulier. Elle résulte surtout de la vision commerciale qui amena dès 1925 cet entrepreneur né à entrer en conflit ouvert avec les acteurs établis du commerce de détail. En devenant un impitoyable casseur de prix, il ne réussira pas seulement à s’imposer comme leader suisse de la grande distribution. Il ancrera dans l’esprit des Helvètes l’image d’une société bienveillante, soucieuse du bien-être de sa clientèle.

Son choix de bannir alcool et tabac de ses étals a beaucoup contribué à forger ce mythe. L’homme estimait que s’il en vendait, il serait contraint, fidèle à sa ligne, de le faire au prix le plus bas, poussant ainsi à la consommation. Le projet économique de Migros différait en fait très peu de celui d’un Aldi ou d’un Lidl aujourd’hui.

Le succès croissant que rencontrent ces «hard discounters» depuis leur arrivée en Suisse il y a une quinzaine d’années a certainement joué un rôle déterminant dans la décision des dirigeants du géant orange. Leur implantation réussie en Suisse a fait sauter un dernier verrou. Elle a aussi montré à quel point Migros s’était progressivement éloigné de ses valeurs originelles, participant activement, de concert avec son concurrent Coop, à créer l’îlot de cherté qu’est devenue la Suisse.

Le double jeu de Migros

Sur la vente d’alcool, le distributeur chéri des Helvètes joue un double jeu de notoriété publique depuis près d’un quart de siècle. Après avoir mis la main sur les magasins Pick Pay dans les années 90, il s’est emparé durant la décennie suivante de Denner. Il a installé depuis fort opportunément cette enseigne à côté de nombre de ses quelque 750 supermarchés.

Bref, Migros n’a plus rien depuis longtemps du trublion impertinent qui bouleversa le paysage suisse de la consommation, et c’est sans doute dans l’ordre des choses économiques. Quelle que soit la décision des deux millions de «propriétaires» du groupe, il est grand temps d’en prendre acte et de couper le cordon ombilical. Car, dotés d’un fort pouvoir d’achat, de nombreux Suisses ont la déconcertante tendance à consommer davantage avec leur coeur qu’avec leur portemonnaie, un comportement qui n’aide pas à faire fonctionner efficacement la concurrence. Après une sérieuse pesée d’intérêts, Migros a d’ailleurs sans doute estimé que le dégât d’image occasionné aurait un impact économique largement inférieur aux millions du marché suisse de l’alcool en jeu. Et tant pis pour l’esprit de Gottlieb Duttweiler.

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2021-12-07T08:00:00.0000000Z

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