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«Dans les communautés zapotèques, les dindons remplacent la monnaie»

PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE MAURISSE @MarieMaurisse

Solène Morvant-Roux est socioéconomiste et professeure boursière du Fonds national suisse, à l’Université de Genève. Elle étudie les pratiques monétaires en Suisse, mais aussi au Mexique, afin notamment de mettre en lumière les inégalités

Quand j’étais enfant, je rêvais de…

A l’âge de 6 ans, je passais les mercredis aprèsmidi à lire au fond de la salle où ma mère donnait des cours de français aux familles de réfugiés. Ces personnes venaient aussi à la maison pour partager un repas, apportant des mets de leurs pays. Au lycée, j’ai opté pour un cursus axé sur l’économie, où un enseignant keynésien a profondément marqué mon parcours intellectuel. A cette époque, mes aspirations allaient vers la défense des causes perdues.

Finalement, je suis devenue…

Socioéconomiste des pratiques monétaires et financières. J’étudie la manière dont les milieux populaires accèdent ou pas à l’argent via le crédit ou les programmes publics, ainsi que les effets que cela peut avoir en termes d’inégalités. Je travaille depuis vingt ans dans des communautés rurales indigènes du sud du Mexique, mais j’ai aussi effectué beaucoup de recherches au Maroc et maintenant en Suisse.

Concrètement, cela consiste en quoi?

La socioéconomie se veut une approche interdisciplinaire qui vise à réintroduire de la complexité dans les concepts et instruments que la science économique perçoit comme exclusivement ancrés dans le marché. Par exemple, la monnaie ne peut se résumer à un instrument de l’échange marchand, mais doit aussi être pensée dans d’autres formes d’échanges comme la réciprocité, la redistribution ou l’administration domestique. Concrètement, je réalise des observations de type ethnographique et des enquêtes plus larges auprès des populations et des acteurs privés, sociaux, publics au Mexique ou à Genève. Avec mon équipe, notre étude la plus récente porte sur la manière dont le mécanisme de la dette façonne les inégalités socioéconomiques en Suisse.

Mon travail est d’actualité, parce que…

Il vise à répondre aux défis contemporains et futurs. Or, la monnaie et la dette sont au coeur de la reproduction du modèle économique axé sur la croissance des biens matériels et l’extractivisme des ressources naturelles. On ne peut penser la transition vers un modèle plus sobre et moins inégalitaire sans interroger la manière dont la monnaie et la finance sont produites et circulent. J’étudie des modèles alternatifs, comme un projet de banque pour les migrants entre le Mexique et les Etats-Unis.

Mes meilleurs souvenirs de chercheur…

La découverte des prêts de dindons entre les femmes des communautés zapotèques pour les événements du cycle de vie m’a fait prendre conscience de l’existence de cette économie régie par d’autres principes que la concurrence.

Et mon pire?

Dans l’un des villages connus pour la présence de l’armée zapatiste, au Mexique, l’une de mes assistantes ne s’est pas présentée le soir. Après quelques heures de recherches nous l’avons retrouvée saine et sauve. Sur sa route, elle s’était abritée de la pluie chez une famille qui ne pouvait la raccompagner au village par crainte de représailles. Je n’oublierai jamais cette frayeur. ■

Avec «Tête chercheuse», «Le Temps» donne la parole aux scientifiques de Suisse romande pour comprendre ce qui les occupe, les inspire, les fascine et les mobilise dans leurs recherches. Un rendez-vous à retrouver tous les premier et troisième mardis du mois.

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2021-12-07T08:00:00.0000000Z

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https://letemps.pressreader.com/article/281663963298371

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