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Aung San Suu Kyi, un premier verdict pour décapiter l’opposition

ARNAUD VAULERIN

Condamnés à 2 ans de prison, l’ex-conseillère d’Etat et le président Win Myint feront face à une nouvelle peine le 14 décembre. La junte de Min Aung Hlaing continue son offensive contre un camp pour la démocratie de plus en plus protéiforme

Le marathon des condamnations a commencé et la farce judiciaire peut continuer. Aung San Suu Kyi a été condamnée par la junte birmane, ce lundi, à 4 ans de prison pour incitation aux troubles publics et violation des règles sanitaires liées au covid. Avant que la peine soit réduite à 2 ans, quelques heures plus tard. C’est le premier verdict d’une série qui pourrait l’emprisonner à vie. Et qui ouvre un nouveau chapitre pour la Birmanie. Si elle est reconnue coupable de tous les chefs d’accusation, elle pourrait écoper d’une peine allant jusqu’à 116 ans d’emprisonnement. Elle qui, entre 1989 et 2010, a déjà vécu près de quinze ans en détention ou assignée à résidence dans la villa du 54 University Avenue, dans le vert quartier de Rangoun baigné par le lac Inya.

L’ex-conseillère d’Etat, dont le parti, la Ligue nationale pour la démocratie (LND), avait remporté très haut la main les élections générales de 2020, aura 77 ans en juin. Elle est détenue depuis l’aube du 1er février après que le chef de l’armée, le général Min Aung Hlaing, s’est assis sur le résultat des urnes, a suspendu les travaux du parlement et fait arrêter élus, ministres ainsi que le président Win Myint, 70 ans, condamné à 2 ans de prison lui aussi.

Arsenal législatif

Un nouveau verdict est attendu pour le 14 décembre pour une infraction à la loi sur les catastrophes naturelles. Les journalistes n’ont pas le droit d’assister aux débats du tribunal spécial à Naypyidaw, la capitale construite par les militaires au coeur du pays. Quant à l’avocat principal d’Aung San Suu Kyi, Khin Maung Zaw, il lui a été interdit de parler aux médias, car ses «communications peuvent causer du harcèlement, blesser une personne qui agit conformément à la loi, provoquer des émeutes et déstabiliser la paix publique», selon un ordre gaguesque de la junte.

Depuis dix mois, la junte a empilé les inculpations comme autant de sacs de sable pour embastiller la Dame de Rangoun. Aung San Suu Kyi est poursuivie pour douze chefs d’accusation, dont six pour corruption. Presque toutes les semaines, la justice birmane aux ordres du «petit commandant» dégote une nouvelle charge. Pas plus tard que la semaine dernière, elle a été accusée de corruption parce qu’un hélicoptère loué par l’ancien ministre de la Protection sociale et des Secours aurait été utilisé de manière inappropriée et dispendieuse.

Le 16 novembre, le conseil d’administration de l’Etat (ou SAC dans la novlangue bureaucratico-managériale chère aux militaires birmans) avait décidé d’inculper l’ex-conseillère d’Etat, le président Win Myint et 14 autres personnes pour fraudes électorales présumées. Et peu importe si le scrutin de novembre 2020, malgré quelques failles et entorses, avait été validé et salué par des observateurs internationaux et des experts indépendants.

Le SAC a des ressources. Il est allé puiser dans le Code pénal ou l’arsenal législatif hérité des Britanniques pour poursuivre de tout et presque n’importe quoi l’ex-conseillère d’Etat et ses proches: possession de talkies-walkies sans licence et d’un ensemble de brouilleurs de signaux, incitation à la sédition, utilisation abusive de fonds, communication d’informations secrètes qui pourraient être utiles à un ennemi, location de terrains appartenant au gouvernement à un prix réduit, acceptation de potsde-vin pour un montant total de 600000 dollars et de 11,4 kg de lingots d’or… N’en jetez plus.

La junte ne recule devant rien pour instituer une «démocratie véritable et disciplinée», comme le vantait Min Aung Hlaing, lors de son premier discours une semaine après le coup. Il promettait des élections dans un an, assurait que la Tatmadaw (l’armée) assumerait ses «responsabilités d’Etat».

On a vu la suite. La promesse de nouvelles élections a été renvoyée à 2023. Min Aung Hlaing s’est arrogé le titre de premier ministre et les troupes fédérales sont devenues une armée aux ordres d’un clan qui arrête, pille, torture, tue comme on l’a encore constaté dimanche quand un pick-up à Rangoun a foncé dans le dos d’un cortège de manifestants, avant de tirer dessus et de tuer au moins cinq personnes.

L’armée ne tolère aucune critique, aucune dissidence. «Les lourdes peines infligées à Aung San Suu Kyi sur la base de ces accusations bidon sont le dernier exemple en date de la détermination de l’armée à éliminer toute opposition et à asphyxier les libertés en Birmanie», indique ce lundi Ming Yu Hah, directeur régional adjoint d’Amnesty International.

La Dame de Rangoun a toujours été dans le viseur de la junte. Même si elle s’est rapprochée des militaires (qu’elle a toujours eus en estime en tant que fille du général-père de l’indépendance), même si elle a défendu l’ethnie majoritaire des Bamars dont elle est également issue, même si elle a endossé d’une manière éhontée leur politique de purification ethnique, notamment à l’égard des Rohingyas, elle n’a jamais accédé au statut ni au rôle de partenaire aux yeux des militaires. Les compromis-compromissions n’ont mené à rien.

Camp pro-démocratie rajeuni

Avec ce verdict, l’armée entend condamner au silence Aung San Suu Kyi, décapiter l’opposition. Mais la Birmanie d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle des années 1990 quand la population et le camp pro-démocratie incarné par la LND répondaient au doigt et à l’oeil à la Lady. Depuis dix mois, ce pays de 54 millions d’habitants a basculé dans une nouvelle ère. Le verdict de lundi accélère la mutation en cours.

L’opposition à la junte est dorénavant éparse, éclatée, organisée en une myriade de groupes: forces de défense du peuple, armées ethniques, gouvernement d’unité nationale, mouvement de désobéissance civile combattent une armée lancée dans une guerre sans limite. Pas de leader charismatique, pas de figure tutélaire. Le camp pour la démocratie s’est ouvert, rajeuni, modernisé.

Sans le dire, sans le revendiquer, la Birmanie a tourné la page de l’ère Aung San Suu Kyi. Bien sûr, elle reste un personnage clé, respecté pour son engagement et ses sacrifices, même si l’exercice du pouvoir a entaché son aura d’icône de la démocratie. Mais la non-violence et le pacifisme qui ont longtemps été les maîtres-mots de la LND sont dorénavant des lettres mortes. Et les verdicts d’une justice aux ordres, comme celui de lundi, sont des munitions pour une guerre qui va continuer à faire des centaines de morts. ■

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2021-12-07T08:00:00.0000000Z

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