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«En Italie, le Duce a encore une image charismatique»

L’usage décomplexé du nom du dictateur et l’existence de faits divers souvent violents impliquant des nostalgiques du fascisme démontrent que l’Italie n’a jamais fait de travail de mémoire, selon l’historien des mentalités Francesco Filippi

ANTONINO GALOFARO, ROME @ToniGalofaro

Pour l’historien Francesco Filippi, l’usage décomplexé du nom de Mussolini, qui est aujourd’hui omniprésent en Italie, montre que le pays n’a jamais fait un travail de mémoire collective. «De nombreux Italiens gardent une image positive du dictateur le plus sanguinaire de notre histoire et pensent encore qu’une dictature résout les problèmes plus efficacement qu’une démocratie» constate-t-il.●●●

Le nom du Duce est aujourd’hui omniprésent en Italie. Il désigne Alessandra, une petite-fille du dictateur et ancienne parlementaire s’étant exhibée dans une émission de téléréalité. Il y a aussi Rachele, une autre petite-fille devenue la conseillère municipale la plus plébiscitée de Rome; Caio Giulio Cesare, un arrière-petit-fils lui aussi actif en politique, ou encore Romano, un autre arrière-petit-fils jouant pour le club de football de la Lazio. Cet usage décomplexé qui fait régulièrement débat indique que l’Italie n’a jamais travaillé sur sa mémoire collective. Entretien avec l’historien des mentalités Francesco Filippi, auteur de Y a-t-il de bons dictateurs? Mussolini, une amnésie historique (Vuibert, 2020).

Le nom du Duce a-t-il perdu toute connotation en Italie?

Il n’est pas devenu anodin mais s’est transformé en marque. Il est aujourd’hui possible en Italie de construire une carrière médiatique grâce à ce patronyme alors qu’en Allemagne les héritiers, descendants ou homonymes d’Adolf Hitler, ont préféré en changer pour avoir une vie normale. Dans la Péninsule, au contraire, il est porté même hors de la vie politique, je pense notamment au footballeur Romano Mussolini. L’image du Duce a encore une telle force charismatique en 2021 qu’elle est utilisée pour une candidature politique: certains partis capitalisent ainsi toujours sur ce patronyme. Cela signifie qu’une partie de notre pays garde une image positive du dictateur le plus sanguinaire de notre histoire.

D’où vient cette conviction chez certains Italiens que Mussolini a «tout de même fait de bonnes choses»?

Il existe ici une mémoire bancale d’un passé ayant de toute évidence été mal raconté. Même après la chute du régime fasciste, sa politique n’ayant jamais été clairement et directement condamnée. Il y a eu une continuité dramatique dans les institutions depuis la fin de la guerre jusqu’à la naissance de la République, qui se reflète parfois aussi dans les idées et les lois. Une continuité du silence ayant empêché des millions d’Italiens de regarder leur passé en face et de se demander, à la fin de la guerre: qui a participé aux vingt ans de fascisme dans notre pays? Cette question dérangeait tellement qu’un pays entier, y compris le spectre politique tout entier, a choisi de ne pas se la poser.

De quels maux causés par le fascisme souffre aujourd’hui l’Italie?

Premièrement, on a fait croire aux Italiens que la démocratie n’était pas un système assez fort pour gouverner un pays. En 1922 déjà, la propagande fasciste cherchait à amputer le libéralisme au profit de la sécurité. Mussolini est arrivé au pouvoir en promettant qu’il mettrait tout en ordre quand dans de nombreux domaines le fascisme s’est révélé désastreux. Or, cette idée qu’une dictature résout les problèmes plus efficacement qu’une démocratie est restée ancrée. Aujourd’hui, nombreux sont les Italiens qui pensent encore que les problèmes peuvent être résolus par la figure de l’«homme fort». Par certains aspects, même la politique italienne ne se montre pas à la hauteur de l’idéal démocratique, par exemple dans les périodes de crise, lorsqu’elle installe au pouvoir des «gouvernements techniques», une anomalie tout italienne. Mario Draghi en est le dernier exemple en date. Par ailleurs, le fascisme a bloqué les tendances progressistes qui ont caractérisé le reste de l’Europe dans la première moitié du siècle passé. Pendant vingt ans, le régime a congelé la société et l’économie. Nous payons encore aujourd’hui les dégâts que cela a provoqués – je pense par exemple à la condition des femmes ou des minorités – sans compter le fossé qui s’est creusé avec les autres grandes nations européennes.

L’image des femmes promue par le fascisme subsiste-t-elle?

Le fascisme a cherché par tous les moyens à les éloigner des lieux de travail, promulguant par exemple des lois punitives pour les entreprises les employant. Il a tenté de construire un modèle de femme italienne au service de l’idéal masculin. Donc une femme circonscrite à un rôle d’épouse, de mère et de femme au foyer. Cette image a été construite de toutes pièces par des opérations qui visaient à augmenter la natalité ou punissaient le célibat.

Et elle a survécu à la fin de la guerre. Jusque dans les années 1960, les femmes ne pouvaient pas entrer dans la magistrature, car on pensait qu’elles n’avaient pas la lucidité mentale nécessaire trente jours par mois afin de prononcer des sentences judiciaires. Les hommes ont acquis ces positions conservatrices sur les bancs des écoles durant le fascisme. Et aujourd’hui encore, l’un des programmes les plus vus de la télévision italienne met en scène deux femmes à peine majeures dansant sur une table devant deux hommes adultes présentant les nouvelles. Cela ne provoque aucune réaction, cela ne marque pas l’imaginaire. Vingt ans de dictature fasciste nous ont désensibilisés sur certains sujets.

Quelles sont les principales idées reçues sur le Duce?

Nombre d’entre elles concernent les grandes avancées sociales. «Mussolini nous a donné la retraite»: en réalité, cette dernière date de la fin du XIXe siècle. «Il a mis en place notre système de santé», voire «il a créé l’université», une affirmation absurde quand on sait que la plus ancienne université du monde se trouve à Bologne. Ce sont des bêtises qui se diffusent sur internet et auxquelles certains croient, à cause de cette idée selon laquelle un régime dictatorial serait plus efficace et aurait une meilleure capacité à réformer qu’un régime démocratique.

Il y a aussi la bonté présumée du régime et de Mussolini. Celui-ci aurait fait évoluer la société car il aimait les Italiens: il s’agit d’une lecture infantile, très éloignée de la réalité. Le Duce a sciemment appuyé des politiques qui ont porté le pays au désastre et ont causé la mort de centaines de milliers de personnes. Mais on préfère alimenter l’idée que les Italiens, au cours de l’histoire, ont toujours été bons. La population ne sait pas que le pays a un passé colonial qui a duré un siècle et a engendré de grandes souffrances. Elle en connaît seulement le récit qu’en a fait le fascisme, aujourd’hui encore largement positif.

Pourquoi les Italiens ont-ils un problème avec la mémoire?

Je ne crois pas qu’ils aient perdu la mémoire, mais ils n’ont pas été contraints de faire les comptes avec leur passé. C’est l’une des grandes différences avec l’histoire allemande. Les Allemands y ont été obligés par les circonstances dans lesquelles ils ont perdu la guerre. Les procès de Nuremberg ont porté l’élite nazie face à un tribunal. Ce n’est pas advenu en Italie pour des raisons géopolitiques et stratégiques; elle ne devait pas être punie mais réinsérée dans le contexte occidental, et il y avait d’autres batailles à mener dans les années 1940 et 1950. Personne n’ayant mis les Italiens face à leurs fautes, ils n’ont jamais travaillé sur leur mémoire.

«Vingt ans de dictature fasciste nous ont désensibilisés sur certains sujets»

FRANCESCO FILIPPI, HISTORIEN

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